Le triomphe de la mort (2)
1914-1918: la Première guerre mondiale (il y a 110 ans)
A petite cause grands effets, la Grande Guerre est un conflit qui eut pu être localisé au territoire autrichien. Conséquence de l’aveuglement des gouvernements engagés dans la belligérance, il devait pourtant bouleverser, au prix de millions de victimes civiles et militaires et pour le meilleur et pour le pire, l’ordre politique international. Le pire est sans doute que sa résolution, polluée par l’opposition franco-allemande, devait conduire à un second et plus terrible encore Triomphe de la Mort1.
La 2 août 1914, appel est lancé à la mobilisation des forces militaires françaises. Le lendemain, l’Allemagne déclare la guerre à la France.© Archives nationales
«Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées.
Le premier jour de la mobilisation est le 2 août 1914
Tout Français soumis aux obligations militaires doit, sous peine d'être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions du Fascicule de mobilisation (pages coloriées placées dans son livret).
Sont visés par le présent ordre tous les hommes non présents sous les Drapeaux et appartenant :
1- à l’armée de terre , y compris les troupes coloniales et les hommes de services auxiliaires
1- à l’armée de l’air, y compris les inscrits maritimes et les armuriers de la marine
Les Autorités civiles et militaires sont responsables de l'exécution du présent décret.
Le Ministre de la Guerre.
Le Ministre de la Marine.»(Ordre de mobilisation générale en France, affiche)2
« Les autorités administratives et militaires allemandes ont constaté un certain nombre d’actes d’hostilité caractérisée commis sur le territoire allemand par des aviateurs militaires français. Plusieurs de ces derniers ont manifestement violé la neutralité de la Belgique survolant le territoire de ce pays (…) Je suis chargé et j’ai l’honneur de faire connaître à Votre Excellence qu’en présence de ces agressions, l’Empire allemand se considère en état de guerre avec la France du fait de cette dernière puissance. Signé : Schoen.»
(Lettre remise à René Viviani, Président du Conseil, par le comte von Schoen, ambassadeur d’Allemagne à Paris le 3 août 1914; extraits)3
La guerre de 1914-1918 est le premier conflit dont l’emprise territoriale directe (par la mobilisation et les combats) et indirecte (troupes issues des colonies d’empires; élargissement des alliances4) couvre progressivement l’ensemble des continents. Les principaux théâtres d’opération restent néanmoins l’Europe de l’Ouest et de l’Est, la Russie et l’Empire ottoman. Si l’Allemagne, le Royaume-Uni, ont été peu impactés par les affrontements, à l’inverse de ce qui se passa lors du conflit de 1939 et 1945, la France, la Belgique, la Serbie, la Pologne et la Russie (front russe), au contraire, ont subi de plein fouet la tornade guerrière5
L’histoire d’un aveuglement généralisé
La rivalité franco-allemande au cœur du conflit
L’attaque sur le France, axe clé du plan allemand (Schlieffen), obéissait d’abord à des principes de stratégie militaire de gestion des deux fronts. Mais, dans le lourd contentieux qui devait obérer les relations franco-allemandes sur plus de trois-quarts de siècle, l’initiative de la déclaration de guerre ne fut pas prise par les Français6. C’est à l’aune de cet impact et de l’origine du fauteur de guerre qu’il faut sans doute mesurer les exigences françaises à l’issue du conflit.
Mais il y a évidemment aussi, en arrière-plan:
la défaite mal digérée par la France de 1870, doublée de l’annexion de l’Alsace-Lorraine7;
une rivalité croissante sur le champ des conquêtes coloniales (le conflit du Maroc, 1905-1911) après que l’Allemagne les ait encouragées pour détourner précisément des Français de leur revendication sur l’Alsace-Lorraine;
la question des équilibres stratégiques infra-européens, qui déplaça le point de vue français sur le «grand rival» de la Grande-Bretagne vers l’Allemagne.
La grande illusion d’une guerre de courte durée
La France n’est donc pas exempte de tout reproche, même si l’idée fait plutôt consensus que, par son initiative, son plan stratégique ciblant en priorité le front ouest, ses violations du droit international (neutralité de la Belgique) ou de certaines règles (l’attaque de ses sous-marins contre des navires de plaisance, les exactions à l’encontre des populations et des monuments), sa capacité enfin à mobiliser une terrible puissance de feu (en matériel et en hommes), l’Allemagne porte une responsabilité majeure dans l’événement.
Il appartient pourtant à l’Autriche-Hongrie8 d’avoir enclenché le mécanisme fatal des coalitions alors qu’il eut été envisageable, les tractations diplomatiques le démontrent, que le conflit se réglât à l’intérieur de ses frontières. Considérablement affaiblie par sa défaite contre la Prusse à Sadowa (1866), minée par les contradictions d’un pluri-ethnisme rendu fiévreux par l’essor des nationalités, engoncée dans un héritage d’un autre siècle que s’efforce de maintenir un vieux monarque (François-Joseph, qui règne depuis 1846), la monarchie habsbourgeoise est comme dans un état maladif qu’évoquera notamment, avec ironie, L’homme sans qualité de Robert Musil9. Or, elle ne peut négliger le fait que le Tsar Nicolas II (1868-1918) est au soutien des Serbes, également de confession orthodoxe et qui plus est engagé dans une alliance avec la France.
Egalement alliée de la France, la Grande-Bretagne, dans la mesure où ses intérêts vitaux ne sont pas engagés, où elle dispose d’une armée certes très opérationnelle mais aux ressources humaines limitées10 et où sa culture la prédispose à un certain pragmatisme, est peut-être le seul des grands pays européens qui vont s’engager dans le conflit à ne pas le vouloir, y compris sans tenir compte de son alliance avec la France. Il faudra l’invasion de la Belgique, pays neutre dont elle se porte garante, pour qu’elle se décide à entrer dans le jeu. Dans l’autre camp, l’Italie joue aussi la prudence en affirmant sa neutralité, malgré son appartenance à l’Entente, avant, tout simplement d’entrer dans la guerre, dès 1915, aux côtés de l’Alliance.
Dans une sorte de jeu de la «grande illusion» que la guerre sera de courte durée, les différentes chancelleries vont ainsi se laisser conduire à l’irréparable. Une situation d’autant moins compréhensible que trois protagonistes majeurs ont des liens de parenté: Georges V (1865-1936) est apparenté au tsar par sa mère, la reine douairière Alexandra, princesse de Danemark, et sœur de l'impératrice douairière de Russie, Maria Feodorovna. Guillaume II (1859-1941) est le neveu du roi d’Angleterre Edouard VII par la princesse Victoria d’Angleterre et en tant que tel petit-fils de la reine Victoria. Moins influent, le roi des Belges Albert 1er (1875-1934), est quant à lui affilé, mais moins directement, à la maison royale d’Angleterre et à la maison prussienne des Hohenzollern. Il appartient en outre à la lignée des Saxe-Cobourg-Gotha, de même que le roi des Bulgares Ferdinand 1er (1861-1948) qui soutient la Triple Alliance11. Seuls, les monarques britannique et belge, il est vrai plus contraints par des cadres constitutionnels libéraux, sortiront indemnes de l’aventure, qu’en revanche Guillaume payera d’un long exil et Nicolas II de sa vie dès 1918.
Il faut dire que la réception par les opinions publiques (en Autriche, Allemagne, France, Russie) pouvait leur donner à croire qu’ils étaient dans leur raison. C’est dire aussi que malgré les efforts de certains (Jaurès en France, Rosa Luxembourg et Karl Karl Liebknecht en Allemagne12), l’Internationale ouvrière (dont c’était en quelque sorte le cinquantième anniversaire) échoua à fédérer le prolétariat de tous les pays contre la guerre. Mais, par un autre des paradoxes de l’événement, le mouvement internationaliste — qui avait, par ailleurs et en vain, tenté d’influer sur les cours des choses lors des conférences de Zimmerwald (1915) et Kienthal (1916) —, devait pourtant trouver, si l’on peut dire, une «mère patrie» à l’issue du conflit, avec la naissance de l’Union soviétique13.
La «Grande illusion» des traités de paix
Le 11 novembre 1918, à 5 h 15, dans la forêt de Compiègne, la France et l’Allemagne signent l’Armistice qui met fin aux hostilités de la Première Guerre mondiale. L’effondrement de la Triple Alliance et de ses alliés a déjà été marqué par la reddition des Bulgares (armistice de Thessalonique, 29 septembre 1918), des Turcs (armistice de Moudros, 30 octobre 1918), sans oublier les Austro-Hongrois (capitulation du 28 octobre 1918 à Villa Guisti, Italie)14. Côté Entente, les hostilités sont terminées depuis 1916 en Serbie (défaite militaire) et depuis le printemps 1918 en Russie (défaite militaire et Paix de Brest-Litovsk, 3 mars 1918).
La mise à mort des empires dynastiques
La note présentée par le Maréchal Foch (1851-1929) et l'amiral britannique lord Webster Wemyss (1864-1933) à la délégation allemande présidée par Matthias Erzberger (1875-1921)15, annonce les conditions très dures entérinées et aggravées ensuite par le Traité le Versailles (désarmement, évacuation des territoires occupés et de l’Alsace-Lorraine, démilitarisation de la rive gauche du Rhin), sachant que jusqu’à celui-ci, l’armistice doit être reconduit tous les six mois. En dépit des souhaits du président américain Woodrow Wilson (1856-1924)16 et du Premier ministre britannique LLoyd George (1863-1945), mais aussi des avertissements de l’économiste John Maynard Keynes (1883-1946)17, Georges Clémenceau (1841-1929), Président du Conseil depuis 1917 et fervent partisan de l’écrasement de l’Allemagne obtient à Versailles (juin 1919) le retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron français et la mise sous tutelle française d’une partie de son territoire, une réduction drastique de la puissance militaire allemande (armée réduite et privée d’armement lourd); des indemnités de réparation colossales (132 milliards de marks-or).
Le démantèlement de l’Empire Austro-Hongrois est acté par le Traité de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919), qui instaure une république autrichienne peuplée des germanophones, un chapelet de nouveaux états (Tchécoslovaquie, Pologne, Royaume des Serbes, Croates et Slovènes puis Yougoslavie), un transfert de territoires à l’Italie (Tyrol sud, Trentin, Trieste) et à la Roumanie (Bucovine), sans oublier le paiement de réparations. Par le Traité de Trianon-Versailles (novembre 1920), la nouvelle République démocratique hongroise se voit amputer de près de 70% de son territoire et des ressources minières qu’il contient au profit notamment des nouveaux états créés. Le sort de la Bulgarie est réglé par le Traité de Neuilly (27 novembre 1919), qui impose une réduction de son territoire (Macédoine, Thrace, Dobroudja), ainsi que le versement d’indemnités réparatrices.
Enfin, via le Traité de Sèvres (10 août 1920) l’Empire de la «Sublime Porte» disparaît pour devenir une république turque confinée dans le territoire de l’Anatolie, le reste de celui-ci étant attribué aux Britanniques (Palestine, Arabie), France (Syrie, Liban), à la Grèce, ainsi qu’à une nouvelle république d’Arménie et un état autonome du Kurdistan18. Cependant, sous l’impulsion de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), ce traité sera amendé (Traité de Lausanne, 24 juillet 1923), tandis que seront longtemps passés sous silence les génocides perpétrés contre les Arméniens (1917), les Assyriens (1915-1918) et les exactions criminelles contre les Grecs pontiques (1916-1923).
Les derniers feux des empires français et britanniques
Consacrant la quasi-disparition d’empires à l’ancienne, de type dynastique, et une évolution des structures étatiques dictée par le principe des «nationalités», ces traités, en première instance, conduisent aussi au renforcement des empires français et britanniques aux dépens de l’Allemagne et de la Turquie (au Moyen Orient).
Cependant, et nonobstant l’échec du président américain à faire vivre la toute neuve Société des nations (1920)19, le conflit n’aurait pas été réglé à leur avantage sans l’appoint des Etats-Unis. La Seconde Guerre mondiale confirmera la primauté de cet empire «plébéien» ainsi que de celui de l’Union soviétique, constitué assez rapidement (1922) autour de la nouvelle Russie communiste dirigée par Lénine. Une entité dont l’action, jouant à la fois de l’internationalisation et d’une exemplarité nationale («le socialisme dans un seul pays»), ne sera pas sans incidence sur la fragilisation des démocraties européennes, anciennes ou nouvellement créées en 191820.
La continuation de la guerre par le même moyen
La démocratie européenne la plus fragilisée fut sans doute la toute neuve République de Weimar (1918-1933)21, émergeant au sein d’un véritable chaos post-guerre, prise en étau entre, l’apprentissage d’un nouveau régime institutionnel, les sécessions de type extrémiste, d’ultra-gauche ou d’ultra-droite nourrie par la défausse des militaires sur le civil concernant la défaite, dont la violence ira croissant au fil des années22, limitée dans sa capacité à incarner le «monopole de la violence physique légitime»23, soumise à une occupation d’une partie de son territoire, fragilisée économiquement par les réparations et la perte de ses colonies.
L’espoir déçu des partisans d’une pacification franco-allemande
Les relations avec la France furent d’abord tendues, témoin l’occupation de la Rhür par l’armée française en 1923). Elles auraient pu finir par s’apaiser, du fait des efforts faits par l’Allemagne pour payer sa dette sous l’égide du ministre des Affaires étrangères Walter Rathenau (1867-1922)24 et pour s’engager, à partir de 1924, sous l’égide de son successeur Gustav Gustav Stresemann (1878-1929) et de son alter ego français Aristide Briand (1862 -1932), dans une démarche en faveur de la paix, qui aboutira successivement au Pacte de Locarno (1925), puis au Pacte Briand-Kellog (1928).
Cependant, la crise de 1929, obligea chaque partie à se refermer sur elle-même, laissant revenir au premier plan le sentiment allemand de l’injustice du Traité de Versailles, sentiment d’ailleurs partagé par le régime fasciste italien, lequel, dans le nouveau conflit qui s’annonce s’engagera cette fois clairement aux côtés de l’Allemagne.
Mise au tombeau du soldat inconnu de France, 28 janvier 1921, sous l'Arc de Triomphe de l'Etoile, Paris © Agence Rol/BNF
Figures d’un conflit à l’autre
Le 3 septembre 1939, soit quelque 25 ans à un mois près après le déclenchement d’un scénario tragique qui ne fut donc pas, comme espéré, «la der des der», la Grande-Bretagne et la France déclaraient la guerre à l’Allemagne suite à la violation des frontières de la Pologne. Signe que les plaies de Versailles n’étaient pas cicatrisées, l’organigramme des co-bélligérants n’est pas si loin de celui de 1914: forces de l’Axe (Reich germano-autrichien, Italie, Bulgarie) d’un côté; Grande-Bretagne et France de l’autre, bientôt assistées par les Etats-Unis. Une nuance d’importance, toutefois: le nouvel empire russe, sous bannière communiste, se tient à l’origine aux côtés de l’Allemagne (Pacte germano-soviétique; 23 août 1939), avant de rejoindre le camp franco-britannique suite à l’invasion de son territoire par les forces de l’Axe (22 juin 1941).
Reviennent sur le devant de la scène, à cette occasion, plusieurs personnalités25 que l’on avait déjà vues à l’œuvre lors de la précédente édition du Triomphe de la Mort, au premier rang desquelles, outre un certain caporal de l’armée allemande devenu chancelier du Reich (Adolf Hitler) et l’as de l’aviation devenu ministre Hermann Goering, le Premier ministre britannique Winston Churchill (1874-1965). Celui-ci avait occupé les fonctions de Premier Lord de l’Amirauté, destitué après l’échec des Dardanelles (1915), puis rejoint les Royal Scott Fusilliers sur le front de la Somme (1915-1916) avec le grade de Lieutenant-colonel.
Côté français, Philippe Pétain (1856-1951), considéré comme le «vainqueur de Verdun», va endosser désormais, pour le pire et sous forme d’un régime totalitaire allié de l’Allemagne, les habits de Chef de l’Etat. Il va s’affronter (suite d’une longue histoire de désamour) avec l’un de ses anciens subalternes, au sein du 33e régiment d’infanterie d’Arras, le sous-lieutenant Charles de Gaulle (1890-1970). Avant de s’incarner en chef de la France Libre, celui-ci qui s’était notamment illustré sur les fronts de Champagne (1915) et de Verdun (1916), et par plusieurs tentatives d’évasion, pour être finalement libéré après l’armistice de 1918, était du reste revenu sur le front en 1939-1940, pour y signer l’une des rares victoires françaises lors de la terrible bataille de France (Moncornet, 17 mai 1940).
Le leader fasciste italien Benito Mussolini (1883-1945), qui avait poussé l’Italie à se rallier à l’Entente et avait combattu et été blessé sur le front alpin (1915-1917), prendra cette fois l’option de l’Axe. Côté russe, Joseph Vissarionovicth Djougatchivili (1878-1953) alias Maréchal Staline, n’avait en revanche, en raison de ses activités révolutionnaires et de succession d’exils, fait qu’une brève apparition dans un service auxiliaire de l’armée tsariste (1917), ce tandis que Gueorgui Joukov (1896-1974), qui sera le grand artisan de la défaite de l’Axe sur le front russe, avait quant-à-lui combattu très brièvement sur le front, faute à une blessure (1916).
De l’autre côté de l’Atlantique, Franklin Delano Roosevelt (1882-1945), avait occupé (1915-1918) les fonctions de secrétaire adjoint à la Marine au sein aux côtés de Woodrow Wilson, au titre desquelles il se rendit sur le front français (1918).