Mémoires de l’épopée du 6 juin 1944
Quatre-vingtième anniversaire du débarquement de Normandie
Le 6 juin 1944, les troupes alliées1, sous le commandement du général américain Eisenhower, lancent la plus grande opération d’invasion par mer de l’histoire. Le «D Day», autrement appelé «Opération Neptune» amorce la libération de la France de l’occupation allemande. L’épopée ne fera pourtant vraiment pas lieu de mémoire, question de malentendus qui ont présidé à l’organisation du projet et à sa finalité politique, c’est-à-dire le gouvernement des territoires libérés2.
«Le combat suprême est engagé (…) Bien entendu, c'est la bataille de France et c'est la bataille de la France !»
(Charles de Gaulle, discours radiodiffusé depuis Londres, 6 juin 1944)3«Les sanglots longs des violons de l’automne»
(Message codé annonçant le débarquement à la Résistance, d’après un vers de Paul Verlaine)
Nous sommes dans les années 1980… Je suis, avec mon grand ami Marc, au cimetière américain de Colleville-sur-Mer. Le ciel est gris, tourmenté, fouetté sans répit par l’averse, par contraste avec l’impressionnant, marmoréen, blanc, soigné, paysage de près de 9500 tombes de GI. Sous nos yeux, l’immense plage d’Omaha, à marée basse, qui donne à frémir pour le soldat qui, éventuellement secoué des hauts le cœur que distribue la mer, lesté par le paquetage et par l’eau, le plus souvent novice en matière de combat, bras levé pour protéger son arme, poitrine offerte à celles de l’ennemi, doit essayer de gagner un endroit sûr. C’est là que la tuerie du jour devait atteindre, côté Alliés4, son maximum.
Figures et grands gestes
- La furie de l’artilleur allemand, le flegme du major britannique, l’insouciance du cornemuseur écossais
Figures de l’épopée. L’une d’entre elles était cependant côté allemand. Le jeune caporal de 21 ans, nommé Heinrich Severloh (1923-2006), entrera dans la légende sous le sobriquet de «la bête d’Omaha»5, comme me l’expliquera, un jour d’été de 2023, dans le train entre Colomiers et Toulouse, une dame rencontrée par hasard, dont je sus qu’elle connaissait d’autant mieux le sujet qu’elle assure des visites des sites de l’opération Overlord depuis Ouistreham6.
En l’occurrence elle me confia avoir eu l’occasion de rencontrer le bonhomme, qui revenait régulièrement sur le lieu de son exploit… pour y rendre toutefois hommage aux victimes de sa mitrailleuse MG 42 et de son Mauser. À son tableau de chasse, selon ses dires: près de 2000 tués ou blessés américains, au fil d’une dizaine d’heures de coup de feu.
J’ignorais son existence, par contraste avec celle d’autres personnages magnifiés par le célèbre film «Le jour le plus long»7. Je pense, naturellement au major Lord Lovat (1911-1955) et au cornemusier écossais Bill Millin (1922-2010)8, lui aussi âgé de 21 ans alors et dont une effigie domine aujourd’hui la plage de Colleville-Montgomery. Débarquant ensemble, leur comportement excentrique (le premier habillé comme pour une partie de chasse dans la campagne anglaise; le second jouant de l’instrument en première ligne des troupes sur le secteur Sword) aurait dissuadé les Allemands de leur tirer dessus.
Capturé évidemment par ce film (qui est généralement rediffusé, chaque année ou presque, à l’occasion de la commémoration de l’événement), pour son prodigieux casting, je mesure d’autant mieux son caractère spectaculaire qu’une grande partie des acteurs avait servi sinon ce jour-là, du moins durant les hostilités du Second Conflit mondial, qui dans l’armée US, qui dans l’armée britannique, qui dans la Wehrmacht.
- Une «irréelle» armada humaine et matérielle
Mais l’épopée en Technicolor, c’est déjà et surtout le projet, par sa démesure, puisqu’il s’agit de la plus grande opération d’invasion aéro-navale connue jusque-là dans l’histoire. Dans l’anse comprise entre les ports de Cherbourg et le Havre, les plages normandes, divisées en cinq secteurs (Sword/secteur Ouistreham-Saint-Aubin; Utah Beach/secteur Sainte-Marie-du-Mont/Quinéville; Omaha Beach/Sainte-Honorine-Vierville-sur-Mer; Gold Beach/Arromanches-Ver-sur-Mer; Juno/Courseules-Bernières), vont recevoir, en une seule journée, près de 150 000 hommes, distribués en 5 divisions, convoyés par 4300 embarcations, quelque 20000 véhicules.
L’exploit logistique se marque par la création de deux ports artificiels Mulberry (structures en préfabriqués de béton et métal, construites entre avec des navires recyclés), c’est-à-dire une autre «surprise» (auteur, Winston Churchill) pour les Allemands – lesquels pensaient que Neptune n’était qu’un objet de diversion, faute de port en eau profonde facilement prenable. La création d’un oléoduc (entre l’Île de Wright et Querqueville) pour acheminer les volumes prodigieux de carburant requis par l’armada en est un autre.
Une stratégie finalement gagnante
S’il est toujours plus facile de se remémorer les hauts-faits d’une victoire que les beaux gestes d’une défaite, on peut néanmoins estimer que le «D Day» fut une journée stratégique presque gagnante9.
Normandie (1944) vs Ardennes 1940 ou le grand leurre à l’usage de l’état-major allemand
Voilà un coup de maître sur le volet «créer de l’incertitude et du déséquilibre» chez l’adversaire, par des petites opérations de diversion tactique in situ telles que, aux premières heures de l’attaque: largage de «poupées»parachutistes et amplificateurs diffusant des bruits de combat destinés à tromper les sentinelles (Saint-Lô); attaque aérienne de bombardiers feinte vers Caen pour masquer des parachutages (Cabourg); parallèlement, simulation d’une offensive aérienne dans la région du Pas-de-Calais.
Plus à l’amont dans le scénario de Neptune, des «gardes du corps des mensonges», selon une expression attribuée à Churchill (1874-1965), ont été imaginés pour orienter l’attention ennemie sur le Pas-de-Calais: armée de divisions fantômes, avec faux matériels, censée être sous les ordres du réputé Général Patton (1885-1945) positionnée dans cette perspective; diffusion de messages radios donnant à croire à une invasion de la Norvège depuis l’Ecosse ou encore, à l’initiative des Américains, en langue commanche; intoxication organisée via des résistants français munis de faux renseignements. La veille du «Jour J», le fameux agent double d’origine espagnole Joan Pujol (1912-1988) persuadera les Allemands un peu plus avisés que d’autres que l’affaire normande n’est qu’un leurre.
Il n’est pas certain que l’ensemble de l’état-major ennemi ait été totalement dupe de cette stratégie. Par extraordinaire même, le chancelier du Reich — se souvenant mieux que d’autres du subterfuge Belgique (leurre)/Ardennes (objectif réel) de 1940?—, supputait plutôt une invasion par la Normandie. Mais (pour des raisons d’un affaiblissement physique et psychologique réel à l’époque; à moins que ce ne fut par le souvenir que Napoléon s’attachait à dormir la nuit de veille d’un jour de bataille?), il ne sut pas percevoir et agir contre l’imminence du danger, refusant même de déplacer des renforts depuis le Pas-de-Calais vers le théâtre des opérations.
Par extraordinaire encore, le caprice météorologique qui faillit empêcher le passage à l’acte des Alliés, se trouva être une raison pour que les Allemands doutent de cette imminence et de l’endroit. Et, à l’heure où le général Eisenhower (1890-1969) actait, non sans crainte, le top départ de l’offensive, Erwin Rommel (1891-1944), était aller fêter l’anniversaire de sa femme en Allemagne. Son alter ego sur le secteur, Gerd Von Rundstedt (1874-1953), ne se trouve pas avoir réagi opportunément alors que les combats avaient déjà commencé. Au reste, les deux édificateurs du Mur de l’Atlantique n’envisageaient pas de la même manière la stratégie à mener en cas de pareil événement: il en découlait évidemment une incertitude sur les moyens à mobiliser pour la riposte. Une modeste contre-offensive de la 21e Panzer Division aura lieu dans l’après-midi, mais sans effet.
Des grains de sable dans la machinerie alliée
Quant à la manœuvre, les choses furent sans doute plus compliquées qu’il n’était prévu, et les envahisseurs se trouvèrent en voie d’échouer, témoin surtout l’épisode d’Omaha (qui faillit justifier l’abandon de l’opération), mais aussi premiers moments dans la zone de Sainte-Mère-l’Eglise (1500 hommes mis hors de combat, une forte proportion de matériel lourd détruit), la prise compliquée de la batterie de Merville; le combat pour rien à la Pointe du Hoc (débarrassée volontairement par les Allemands de ses véritables moyens d’artillerie)10. D’autre part, les pertes, quoiqu’en nombre moindre que prévu, sont de l’ordre de 10000 tués ou blessés, contre 6500 pour les Allemands, pour ne pas parler des populations civiles victimes de l’un (bombardement d’attaque) ou de l’autre camp (bombardement de contre attaque, répression aveugle).
Une exploitation plus difficile que prévu de l’avantage
Au soir du 6 juin, les cinq zones de plage sont conquises et près de cent trente mille hommes ont pu débarquer; le maréchal Bernard Montgomery (1887-1976) vient installer son QG en France; le général de Gaulle prononce son discours à Londres. Les assaillants disposent en outre de moyens (humains, matériels) très supérieurs à ceux des défenseurs, à nu de toute couverture aérienne et pénalisés par les décisions quelque peu erratiques du maître de l’Allemagne et des militaires qui lui sont les plus fidèles. Pourtant l’avantage acquis sera moins bien exploité, à court terme, que prévu. Exemple: l’échec de la prise de Caen, qui ne sera finalement conquise qu’après plusieurs assauts, échelonnés entre le 7 juin et le 20 juillet, et ce au prix d’une hécatombe dans la population (2000 victimes) d’une ville entièrement dévastée par l’aviation.
C’est que, passé l’effet de surprise, l’occupant va tout de même pouvoir mobiliser un nombre conséquent de soldats, au demeurant très aguerris et portés par l’énergie du désespoir, et de chars à la puissance redoutable, au point même de mettre vraiment en péril le grand projet. Une dernière contre-offensive, du 6 au 7 août, dite «Lüttich» et mise au point par le Führer contre l’avis de ses généraux, échoue et finit par faciliter le grand encerclement d’une partie du contingent allemand à Falaise11. Cependant, l’avancée alliée a été fortement contrecarrée, en temps et en bilan humain, durant de longues semaines, par l’intelligence tactique de l’ennemi dans les zones de bocage12. Enfin, et ce en dépit des intuitions du général Patton, les armées allemandes échappent à l’encerclement dans la région Rouen, et peuvent se replier via la Seine.
Mais, désormais, la messe est dite, même s’il faudra encore près de dix mois pour obtenir la capitulation du IIIe Reich. A l’issue de l’opération Overlord, celui-ci accuse des pertes de 300 à 450 milliers de soldats (dont 200000 tués), la mise hors service de 40 divisions, d’un volume important de matériel (1500 chars, 2000 canons). Côté Allié, on dénombre près de 200000 soldats tués ou blessés, mais aussi 2000 victimes civiles françaises. La prouesse militaire, l’ingéniosité technique en production et utilisation d’armements, se payent toujours d’un prix fort en vies humaines.
Un lieu de mémoire par défaut
Le 14 juin, Charles De Gaulle retrouve son sol français à Bayeux, l’une des premières villes libérées suite au débarquement. Il y prononce un discours devant une foule en liesse, qui se clôt par les mots13: «Nous combattrons au côté des Alliés comme un Allié. Et la victoire que nous remporterons sera la victoire de la liberté et la victoire de la France.» Le propos résonne comme ce qu’on appelle communément aujourd’hui un «recadrage» à l’attention notamment des autorités américaines, qui avaient envisagé d’organiser les pays libérés ayant collaboré avec les forces de l’Axe sous un gouvernement militaire US (AMGOT), avec droit d’émission de monnaie.
Une commémoration «sous réserves» des autorités françaises et des civils normands
C’est un nouvel épisode de désaccords manifestes14, tout au long de la Guerre, entre le chef de la France libre, le président américain Franklin Roosevelt (1882-1945) et le Premier ministre britannique Winston Churchill (dans une moindre mesure), dont l’un des derniers faits marquants était, sans aucun doute, que le Général n’avait pas été associé à l’organisation de l’invasion, alors que des troupes françaises, certes en nombre restreint, devaient y participer, de même d’ailleurs que les membres de la Résistance, et ne fut prévenu qu’au dernier moment de son engagement.
L’irritation gaullienne est une explication majeure du désintérêt que manifesta, longtemps, le Gouvernement français, à l’égard des commémorations inaugurées à partir de 1945 sous l’égide du Commissaire de la République nommé, précisément, lors de la fameuse visite de Bayeux, Raymond Triboulet (1906-2006). Ce qu’on sait peu, c’est que, bien qu’une loi ait qualifié, en 1947, la date du 6 juin d’événement national, l’Etat resta longtemps en retrait, n’officialisant pas vraiment de présence institutionnelle et surtout pas celle du Président. Ainsi, la commémoration était à la main d’un comité d’organisation spécifique, qui se chargeait d’établir les invitations (les ambassadeurs étrangers notamment), d’acter le déroulé et les lieux de célébration et demeurait centrée sur l’hommage aux combattants.15
Ce statut de «lieu de mémoire (mais…) par défaut»16, s’instaure sous la présidence de François Mitterrand (1916-1996), à partir de 1984. Le quarantième anniversaire voit donc sur les lieux la Reine Elisabeth II, le président Ronald Reagan (1911-2004), le président Mitterrand, et créée une forte valeur cérémonielle, soutenue par une belle audience médias internationale. Ce moment de commémoration et d’émotion masque néanmoins l’instrumentalisation voulue par le Président Mitterrand à un double titre. Celui de la diplomatie actualisée… Mais aussi celui d’un règlement de compte avec son vieil ennemi Charles de Gaulle17. Et ce toujours non sans indélicatesse au regard du sacrifice de centaines de milliers de soldats et de civils, et au martyre de dizaines de milliers d’autres civils.
Le parcours des institutions mémorielles
Mais ces manquements sont, en quelque sorte, réparés par la nouvelle dynamique impulsée au souvenir dans de nouvelles institutions «mémorielles» créées localement, sans ou avec le soutien de l’Etat: une vingtaine de sites sont plus particulièrement connus, à savoir:
Arromanches: Cinéma circulaire; musée du Débarquement
Bayeux: cimetière militaire britannique
Caen: Mémorial
Carentan: D Day Experience; Normandy Victory Museum
Colleville-sur-Mer: Normandy American Cimetery; Normandy American Cimetery Visitor Center; Overlord Museum/Omaha Beach
Courseules-sur-Mer: centre Juno Beach
Cricqueville-en-Bessin: site de la Pointe du Hoc
Falaise: mémorial Les civils dans la guerre
Merville-Franceville: musée de la Batterie de Merville
Montormel: mémorial
Rainville: musée mémorial Pegasus
Sainte-Marie-du-Mont: musée du Débarquement Utah Beach
Sainte-Mère-l’Eglise: Airborne Museum
Ver-sur-Mer: mémorial britannique
Deux de ces sites sont consacrés à l’armée allemande: le cimetière de La Cambe, où reposent plus de 21000 soldats, et qui se veut une exhortation à la paix; la batterie de Longues-sur-Mer.