La grande illusion d’un parti monarchiste (1)
À propos de la liberté d’opinion
L’interdiction d’une manifestation de l’Action française en l’honneur de Jeanne d’Arc, décidée par le Préfet de Police puis récusée par la Justice, interroge sur l’état de la liberté d’opinion aujourd’hui en France. Cette affaire a paradoxalement remis sous les feux de l’actualité une chapelle politique dont l’anti-républicanisme, l’opposition aux libertés de 1789, ne fait aucun doute. Regard critique sur l’Action française au prisme de son leitmotiv du «pays réel».
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je m’interroge sur le fait que plusieurs préfets territoriaux, ainsi que le préfet de police de Paris, aient vu leurs décisions d’interdire des manifestations et des rassemblements (voire des casserolades) depuis plusieurs semaines, invalidées par les tribunaux.
Manifestations contre la réforme des retraites, Paris, 2023. Si le syndicats ont bien maîtrisé les événements, les inévitables casseurs d’extrême-droite ou gauche ont sévi en marge, donnant l’occasion aux préfets d’aller jusqu’à l’encontre du droit de manifester et d’exprimer son opinon.© D.R.
Le droit de manifester et d’exprimer ses opinions: abus de l’exécutif ?
On peut comprendre de telles initiatives au vu du comportement contraire à l’ordre public d’un certain nombre d’excités1, dans le sillage des manifestations contre la réforme des retraites, ou pour l’expression d’une radicalité empreinte de violences, atteinte aux biens publics et privés, voire aux personnes. On peut considérer comme approprié que les autorités publiques veuillent permettre aux forces de l’ordre de souffler et éviter les risques de dérapage qui ont pu être constatés ces dernières semaines.
Foin de l’instrumentalisation que ne manquent pas de pratiquer des partis, des corporations ayant à régler des comptes avec leur ministre de tutelle, à travers laquelle on peut lire aussi l’incessant conflit justice-police, il paraît légitime de s’interroger la connaissance supposée de la loi par ces autorités et, plus symboliquement, sur une nouvelle conception du délit élargie à la «présomption de délit». Il y avait longtemps qu’on n’avait vu, en France, à telle échelle, ce qui ressemble à une mise en cause de principes fondateurs de la Déclaration des droits (article 10), tels que la liberté d’opinion et de l’exprimer collectivement. Faut-il parler d’une détérioration du principe de séparation des pouvoirs au détriment du dépositaire, en premier lieu, de la loi, à savoir le Parlement?
Pour le Français moyen (que je suis), la carence de lisibilité institutionnelle a quelque chose de déstabilisant. Il n’était pas établi, pour moi, qu’in fine, il appartenait aux «tribunaux (…) de savoir si la jurisprudence permettra de tenir ces manifestations»2.
La célèbre journée d’émeutes organisée par les militants d’Action française et des mouvances d’extrême-droite et communistes le 6 février 1934. Le paradoxe d’un parti de l’Ordre © D.R.
Les contradictions des apôtres de «l’ordre»
Curieusement, un certain nombre d’acteurs, se disant représentatifs d’un certain «ordre», et que l’on dira plutôt proches de l’extrême-droite, voudraient qu’on aille plus loin encore. La manifestation très controversée, ponctuée de violences, de groupuscules d’extrême-droite (9 mai 2023)3, a fait soudain ressurgir en moi le souvenir d’un certain Groupe Union Défense, très actif, encore, à la faculté de droit de Toulouse dans les années 1980. Les images de costauds et musclés, encagoulés, armés, arborant des croix celtiques, réactivent une iconographie de triste mémoire pour les Français; elles en disent long sur la manière dont ils envisagent eux-mêmes le rapport au pouvoir et l’attitude qu’ils adopteraient devant l’expression d’une opposition.
L’ironie (ou plutôt ce qu’il ne faut pas oublier), c’est que ce sont précisément les institutions complexes de cette République honnie qui leur permettent d’exprimer leur contestation dans la rue. L’indignation et l’appel à une réponse dure par anticipation par des représentants de divers partis d’opposition à l’actuel Gouvernement, il est vrai dans un contexte très tendu (menaces, voire agression d’élus; exactions dans l’espace public) me semble aussi méconnaître ce droit républicain4.
La réactivation de «l’action française» contre la République
Quoiqu’il en soit, le préfet de Police de Paris (et le ministre de l’Intérieur) s’est vu déjuger par la Justice, autorisant non seulement une manifestation mais aussi un colloque du mouvement Action française, le 13 mai à Paris5. Quelques centaines de manifestants, dans le cadre d’une manifestation déclarée, appelaient-ils une telle mesure ? Mais voilà qu’elle a offert une belle tribune médias à une mouvance politique que je croyais sinon enterrée, du moins, absorbée dans une nébuleuse de contestataires acharnés de la République. Il n’en est peut-être que plus indiqué de se remettre en mémoire sa troublante histoire. Son influence durant la période dite de la «Révolution nationale» ou encore du «Régime de Vichy» ne fait en effet plus mystère aujourd’hui.
Le quartet de direction de l’Action française. De droite à gauche: Henri Vaugeois, Charles Maurras, Henri Pujo, Léon Daudet ©D.R.
Antisémitisme, anti-parlementarisme, gloire de Philippe Pétain
Il n’y a pas besoin d’être un suppôt (militant, ou même historien) d’une gauche, a fortiori d’une gauche très à gauche (oublieuse ici d’une inspiration pas moins totalitaire, qu’elle soit versus «Staline» ou versus «Trotsky»), pour décrypter ce qu’il y de contraire aux valeurs issues de la Révolution française – démocratie, république, universalisme, liberté de culte – dans le projet de l’AF.
Au-delà du slogan des manifestants du 14 mai – «à bas la République» – tel que le rapporte la presse, le site du mouvement lui-même6 ne laisse aucun doute à cet égard. Lisons, par exemple, l’exergue de la page Qui sommes-nous? : « Quel est notre ennemi ? C’est la République démocratique, le régime électif et parlementaire légalement superposé comme un masque grotesque et répugnant à l’être réel du pays français. » (Charles Maurras).
Passons ensuite à la page Figures d’AF, non sans remarquer sur le bandeau de droite la petite incise agrémentée d’une photo de l’illustre «24 avril: naissance du Maréchal Pétain. Il sauva la France à deux reprises. Nous honorons sa mémoire», pour nous faire une idée des positions de l’organisation à travers ses figures tutélaires. De Xavier Vallat (1894-1972)7, on peut lire, par exemple: «Pragmatique plutôt qu’idéologue, il prit conscience d’un problème juif comme beaucoup de Français au fur et à mesure que grandissait l’influence de cette communauté dans les années 1930 (…) Et dans une démocratie qui ne cesse d’émietter la société, il lui apparaissait que cette communauté pouvait facilement devenir un État dans l’État (…)». Et de préciser qu’il fut le «fondateur de la Légion française des Anciens combattants (…), Commissaire général aux questions juives (…), rédacteur d’un statut des juifs».
Du père de l’Action française, Henri Vaugeois (1864-1916)8, ensuite: «Vaugeois a volontairement retardé l’annonce de sa conversion au monarchisme à des fins didactiques, ses différents articles des années 1898-1900 montrant une volonté toute rationnelle de témoigner en faveur des principes antilibéraux, antidémocratiques et catholiques loin de toute charge affective à l’endroit de la royauté (…)» ou encore «la nature même des choses qui “veut que les hommes, mis en tas, se pourrissent comme les fruits, et qu’une Chambre des députés s’emplisse nécessairement des miasmes de la bêtise et de la méchanceté humaines”».
Et puis, bien sûr, il y a Charles Maurras (1868-1952)9: «Remontant à la source de l’anarchie religieuse, Maurras accuse Luther et Calvin, les deux mauvais génies de la Réforme protestante, les inventeurs du plus dissolvant des principes, celui du libre-examen.» Et aussi «Je tiens la doctrine républicaine pour absurde et puérile, le fait républicain pour le dernier degré de la décadence française.»
Du bon sens et du grand style français
Deux questions s’imposent à moi à la lecture de ces textes. Est-il de «bon sens» de justifier un antisémitisme «pragmatique», sachant que c’est de lui, par opposition aux abstractions des révolutionnaires de 1789, que se prévaut l’idéologie monarchiste? Comment ignorer conséquences terribles qui résultèrent de la mise au ban de la population israélite ? Quant au style, est-il bien dans cette tradition classique, bien élevée, cet esprit de rassemblement dont l’AF se dit le dépositaire?
Que penser, encore et soit dit en passant, de cette information publiée le 15 mars dernier, concernant le «Premier congrès des russophiles à Moscou» et l’annonce d’une «nouvelle organisation mondiale (…) pour remplacer l’ONU» s’achevant sur ce paragraphe: «L’objectif de la nouvelle organisation (…) est de restaurer “le droit international, sauver les libertés bafouées par les restrictions édictées dans l’intérêt strict des États-Unis (…), préserver la souveraineté et l’indépendance des pays et des nations et rétablir la paix et la sécurité internationale d’une manière juste et équitable. » Qu’un pays en envahisse un autre, par infraction au droit international… Voilà qui donne à se ressouvenir de l’affaire de Munich (1938) entérinant le coup de force du chancelier allemand de l’époque sur la Tchécoslovaquie. Les «Action-naires» s’en réjouirent, arguant du fait que c’étaient, encore une fois, les juifs et les démocrates qui voulaient pousser à la guerre.
Les dessous d’une influence majeure dans la première moitié du XXe siècle
Plus que ne laisse supposer l’état actuel de ses troupes, l’officine monarchiste eut effectivement une influence majeure en France (tout au moins sur une part de ses élites), dans les années 1900-194510. Cela peut paraître surprenant. Si l’on ne cède pas à une «hagiographie» (de bonne tradition monarchique) ou a un «storytelling», mais à cette idée même de «pays réel» dont il s’est fait un credo, le fil de l’histoire du mouvement pourrait être le suivant: sa naissance se confond avec une quasi-escroquerie; sa disparition avec une défaite intellectuelle et politique entachée d’opprobe; son apogée avec une armature doctrinale non sans équivoques.
Une falsification de la vérité
L’affaire Dreyfus prend fond sur la défaite de 1870 et le désarroi d’une armée où l’aristocratie occupe les plus hautes fonctions. C’est pourtant le républicain Léon Gambetta qui s’efforça de réorganiser les troupes pour continuer la lutte, après le coup d’éclat d’avoir quitté la capitale assiégée en ballon. © Jules Didier, Jacques Guiaud, Armand Barbès/Musée Carnavalet
Escroquerie? L’historien nous rappelle plutôt à l’expression d’Édouard Drumont (1844-1917), l’un de ses inspirateurs, de «faux patriotique»? En bref, l’AF se constitue pour défendre la cause anti-dreyfusarde. On sait que ce fut une manipulation de l’armée, au mépris de la justice. Dès lors, et en dépit de son parti pour «l’ordre moral», le mouvement se trouve associé à un personnage (Ferdinand Walsin-Esterhazy) connu pour fraude (au nom de famille, au grade de lieutenant dans l’armée), spéculation boursière, espion à la solde de l’ennemi majeur du moment, à savoir l’Allemagne. Il est vrai qu’il est par ailleurs correspondant à Londres de la Libre Parole dirigée par Drumont, publication polémique qui bénéficie, bien sûr, des libertés accordées par la loi sur la presse de 1881.
Comme souvent, l’affaire fut l’étincelle faisant exploser une atmosphère très volatile issue notamment de la défaite de 1870. D’où le désarroi d’une armée toujours sous la coupe de l’aristocratie et oublieuse, au passage, de l’effort de la République naissante (sous l’égide, singulièrement, de Léon Gambetta, (1838-1882) pour réorganiser les troupes après Sedan, ou de l’échec d’un certain Maréchal de Mac Mahon (sympathisant monarchiste) lors de la fameuse charge dite «de Reischoffen» qui pourrait rappeler celui de Crécy11, quelques siècles plus tôt. En même temps, quoiqu’encore institutionnellement faible, la République semble avoir gagné les esprits. Un certain nombre de lois en faveur des libertés publiques (liberté de la presse-1881; légalisation des syndicats-1884; élection des conseils municipaux au suffrage universel masculin) ou de l’enseignement public (1881), n’y sont pas étrangères.
La hiérarchie catholique est du camp anti-Dreyfusard. Question de sociologie (le schéma familial héritier/militaire/ecclésiastique existe encore), d’idéologie (la vieille querelle du rôle des juifs dans la mort de Jésus), mais aussi et surtout de relations institutionnelles tendues avec le nouveau régime — décrets anti-congréganistes (1880), puis plus tard des lois sur les associations et congrégations religieuses (1901), de loi de Séparation de l’Église et de l’État connue pour être aussi de la «laïcité» (1905)12.