La Grande-Bretagne a été plus souvent dirigée par des femmes que la France, pourtant pays étendard de l’égalité. Et le droit au vote féminin y est intervenu plus tôt… Après toutefois un conflit entre la Reine et les suffragettes1.
Passez par la rue Montorgueil, ou surtout faites un tour dans le marché aux fleurs de la place Lépine (à proximité de Notre-Dame), qui porte son nom, et vous vous persuaderez qu’il est une Anglaise que les Français aiment bien, et qui aime bien les Français et leur pays.
J’ai nommé, bien sûr Elisabeth II.
Une monarchie encadrée, mais qui ignore la loi salique
Il est vrai que Sa Majesté incarne une relation anglo-française particulière avec Winston Churchill pour médiateur de haut vol. Mais ne compte pas pour rien, ici, la très «versaillaise» mise en scène télévisée de son couronnement, en 1953, orchestrée par son rusé époux Philipp Mountbatten (1921-2021), par laquelle les Français ont pu ainsi se faire une idée du faste monarchique, avec sa geste romanesque, sinon romantique, son charme curieux.
Comment les médias pourraient-ils passer à côté d’un tel spectacle ? Quitte à oublier que certains anglais (pour ne pas parler de britanniques) ne sont pas des partisans de la Monarchie. L’influence majeure de l’Empire britannique a joué, comme n’a pu le faire, pour nous, la noblesse d’Empire, jamais admise au fond, même par le peuple admiratif de Napoléon 1er (1769-1821). C’est comme si, en France, on ne pouvait tolérer le grand cérémonial que dès lors qu’il n’a à voir avec le pouvoir de gouverner.
Si «monarchie» tout comme «république» sont des mots de genre féminin, il nous faut reconnaître que la première, Outre-Manche, a plus favorisé l’accès au pouvoir le plus élevé des femmes que la seconde, dans l’Hexagone.
Une explication me vient immédiatement à l’esprit: c’est que la royauté anglaise (comme l’avait fort bien vu Mirabeau) est de longue date (avant que nous n’ayons osé la Révolution et l’abolition de ce type de régime politique) très fortement contestée par l’aristocratie (considérant volontiers l’assassinat et le régicide comme un des beaux-arts) puis encadré par le Parlement. Dès lors, qu’importe que femme ou homme soit régnant.
Une autre explication est dans la fameuse affaire de la loi salique, quasiment révélée au profane en matière d’Histoire par les Rois maudits (livres et série télévisée des années 1970, sous l’apanage de Maurice Druon, écrivain et ministre). Notons que ce fut une cause majeure de la guerre franco-anglaise dite de «Cent Ans ». Surtout, elle interdisait l’accession au trône de toute femme. Cela n’a certes pas interdit des régences féminines puissantes (songeons bien sûr à Catherine de Médicis), ou des pouvoirs relativement occultes (songeons à Madame de Maintenon).
Les 8 reines et le règne de Margareth Tatcher
Trois règnes de reine sont bien connus: l’actuel d’Elisabeth II; celui de Victoria (1837-1901); celui d’Elisabeth Ire (1558-1603). Pourtant, l’Angleterre a été sous royauté féminine 8 fois, et la Grande-Bretagne sous 3. Outre les trois précitées, ont exercé la fonction Mathilde l’Emperesse (XIIe siècle), Jeanne Grey et Marie Ire (XVIe siècle), Marie II (1689-1694), Anne (1702-1708).
Elisabeth 1re d’Angleterre, portrait dit «à l’hermine», William Segar. Domaine public
Bien sûr, si le premier règne élisabéthain est synonyme de véritable pouvoir (quoique tumultueux), les suivants sont encadrés par le principe de «Constitutionnalité», en germe dès la déclaration des droits (ou «Bill of Rights») de 1689 qui affirme la suprématie du Parlement et confère certains droits aux citoyens anglais, consolidé sous Guillaume IV (1830-1837), achevé sous le règne de Victoria.
D'après la constitution du Royaume-Uni, en effet, le pouvoir législatif est exercé par les deux chambres du Parlement (Lords, Commons), et le pouvoir exécutif est exercé par le Premier ministre et son cabinet. Le souverain conserve un rôle cérémoniel en tant que chef d’État, nonobstant la possibilité de nommer le Premier ministre (comme ce fut le cas en 1974 pour le travailliste Harold Wilson (1916-1995)), et le fait que le gouvernement n'existe légalement que par prérogative royale.
Le Royaume-Uni a été aussi en avance sur la France pour ce qui est de l’accès au poste de chef du Gouvernement d’une personnalité féminine. Ainsi de l’arrivée au 10 Downing Street de Margaret Hilda Roberts (1925-2013), plus connue sous le nom de Margaret Tatcher (son nom de baronne), ou sous le petit nom de «Dame de fer» (qu’elle doit au journal officiel de l’armée soviétique, mais qui s’est popularisé en France).
Son règne résonne pour moi (et beaucoup de Français, je pense), comme quelque chose du retour du «vieil ennemi», notamment à cause de ses positions sur l’Europe justifiant des affrontements directs avec la France, dont elle devait du reste avoir la conviction que c’était un pays socialiste. Quoiqu’il en soit, l’historien confirme mon impression d’un oiseau de mauvais augure annonciateur du Brexit (si je veux bien oublier le «Non» français au Traité constitutionnel européen, ce qu’il en est advenu, c’est-à-dire quelque chose de fort peu conforme à l’esprit républicain).
Margaret Tatcher, reconduite 3 fois au poste de Premier ministre en Angleterre. Photographie officielle, Terence Donovan. ©: Tatcher Estate.
Margaret Tatcher occupera son poste de 1979 à 1991, au fil de 3 reconductions. 1991 voit certes, le gouvernement de l’Hexagone dirigé par une femme, en la personne d’Edith Cresson (1934). L’épisode, sur lequel l’ombre du Président Mitterrand plane dangereusement, ne durera pas plus d’une année, c’est-à-dire trop peu pour marquer l’Histoire. On se souvient néanmoins, et sans doute aussi les britanniques, de sa sortie surprenante sur la chaine télé américaine ABC News, où elle laisse entendre que l’homosexualité serait plus proche des coutumes «anglo-saxonnes» que des usages «latins». Soit dit en passant, en dépit de son CV, Edith Cresson ne semble pas avoir eu une bonne connaissance de la culture grecque (pensons au Banquet de Platon), ni latine (pensons en particulier à certains artistes de la Renaissance: Botticelli, Léonard de Vinci…).
Jane Austen dépeint avec ironie le sort des femmes dans l’Angleterre du XIXe siècle. Portait par Cassandra Austen. © Domaine public
La femme de lettres, faute d’égalité sociale
Il ne suffit pas, évidemment, de s’en référer à ces personnalités de haut rang pour conclure à une plus grande et plus précoce ouverture de la société britannique en matière d’égalité publique homme/femme. La Grande-Bretagne du XIXe siècle, au moment où le pays affirme toute sa puissance, ne reconnaît pas d’autonomie à la gens femina, a quelque degré de l’échelle sociale que ce soit. Tout au plus lui concède t’on, dans l’aristocratie et la gentry, une éducation lui permettant d’être une maîtresse de maison accueillante, c’est-à-dire un certain art de la conversation: histoire, lettres, arts.
Positivement, cela pourrait expliquer la grande vitalité de la littérature féminine, dans ses variantes, mais peu ou prou centrée sur la question du mariage (statut prison, mais le seul viable): ironie de Jane Austen (1775-1817), passions romantiques des Sœurs Brontë (Charlotte (1816-1855), Emily (1818-1848) et Anne (1820-1849), passéisme ruralisant néanmoins nourri de philosophie agnostique de George Eliot (mais qui masculinise son identité pour être crédible), gothisme noir de Mary Shelley (1797-1851) — la créature du docteur Frankenstein signe t’elle une métaphore de la condition féminine?).
Notons encore que les sœurs Shlegel de Edward Morgan Forster (1879-1970) sont d’origine allemande et que le triomphe final sur les préjugés de l’Angleterre bourgeoise (la femme enfin propriétaire de son domaine, de ses enfants) ne se réalise pas sans mal.
Le mouvement des suffragettes a obtenu le droit de vote en 1919. Photographie. © Domaine public
Je ne saurais dire si Madame Tatcher, comme Edith Cresson, ont été dans leurs mandats électifs et aussi, dans leur partis respectifs, plébiscitées par des électrices, des militantes, des élues. Mais s’il faut parler de la notion «d’électrice», le fait est que, là encore, la Grande-Bretagne l’a connue avant la France.
Ce ne fut certes pas sans combat, puisque le pouvoir dut y consentir suite au mouvement des «Suffragettes» (Women's Social and Political Union, fondée en 1903 par Emmeline Pankhurst (1858-1928)) et ses provocations (incendies de bâtiments, enchaînement aux grilles du Parlement, grèves de la faim). La reine Victoria qualifia leurs agissements de véritables «horreurs », mais elles obtinrent finalement gain de cause en 1918, sous le règne de Georges V (1865-1936) et le mandat de Premier ministre du libéral Robert Asquith (1852-1928).
Leurs amies françaises ne l’auront qu’à partir de 1944, par une ordonnance émanant du gouvernement provisoire d'Alger, dirigé par le Général de Gaulle.