Des guerres de plus de «Cent Ans»
La rivalité Franco-Britannique: de guerre en guerre (Historical)
Alliées lors des deux conflits mondiaux du XXe siècle, la France et la Grande-Bretagne n’en ont pas moins entretenu un long contentieux depuis le Moyen Age. Illustration par quelques «lieux de mémoire», autour de deux épisodes clés: l’époque napoléonienne (victoire Grande-Bretagne); la Guerre de Cent Ans (victoire France)1.
La «Tapisserie de Bayeux», classée au patrimoine mondial de l’Unesco emblématise une victoire de la France sur l’Angleterre… ou presque. L’œuvre datée de 1070-1080, et dont les auteurs sont encore anonymes, est un joyau de la décoration murale, aux proportions de près de 70 mètres de long et 50 centimètres de haut, dessinée en fils de laine brodés sur une toile de lin.
L’évêque Odon ralliant les troupes de Guillaume de Normandie à la bataille d’Hastings. © Musées de Bayeux
Elle retrace la victoire de Guillaume de Normandie (1027 ou 1028-1087) sur le roi saxon HaroldGodwinson ou Harold II (1022-1066) à Hastings, le 14 octobre 1866. L’événement, non plus que son récit imagé, ne font pas partie de nos «lieux de mémoire». Il est vrai que ce n’est pas à proprement parler une victoire de la France sur l’Angleterre puisqu’alors, le Duché de Normandie est certes suzerain du Royaume de France, mais tout aussi redouté par les rois français Henri Ier (1031-1060) puis Philippe Ier (1060-1108).
S’inaugure néanmoins ici la saga des guerres continuelles qui ont opposé les deux premiers grands États européens, du Moyen Age au XIXe siècle.
Trafalgar, Waterloo, Bellerophon: ironie de la légende napoléonienne
Dans cette saga, l’épisode napoléonien est éloquent. J’imagine que la Colonne Nelson, sur Trafalgar Square, se rit bien de la Colonne de la Grande Armée (ou Vendôme), quoique celle-ci soit plus riche en palmarès de victoires. J’imagine encore que pour le voyageur en provenance du continent par train, Waterloo Station, ait longtemps signifié la «fin du voyage» (puisqu’aujourd’hui, elle n’accueille plus les dessertes internationales)… éclipsant le départ pour les conquêtes depuis celle d’Austerlitz.
Certes Napoléon, en 1802, sur demande anglaise, avait réussi la Paix d’Amiens, laquelle marquait la fin d’une longue ère où le roi d’Angleterre exigeait de se pouvoir considérer comme roi de France. Il semble pourtant que que son plus terrible ennemi ait été celui en qui il avait le plus confiance, au point, dès son exil à l’île d’Elbe, d’exiger sa protection (qui se passera plutôt courtoisement), avant de se rendre à nouveau à lui en 1815 (pour un exil à Saint-Hélène beaucoup moins courtois).
The Field of Waterloo, reproduction de l’œuvre de J. M. W. Turner 1818. © Domaine public
Son épopée, monumentalisée par ses soins (arcs de triomphe de l’Étoile et du Carrousel, colonne Vendôme, église de la Madeleine, Bourse, éléphant de la Bastille), ou par de nombreux artistes (Greuze, Horace Vernet, Antoine Jean Gros, Jacques-Louis David, Pierre-Paul Prud’hon, Jean-Dominique Ingres, Béranger, François-René de Châteaubriand, Honoré de Balzac, Victor Hugo…) marquera indubitablement l’esprit national, et certains de ses actes feront lieu de mémoire. Mais il y manque l’envers essentiel de Trafalgar et de Waterloo.
Peut-être est-ce le mode classique du fair-play à l’anglaise qui fait que l’Empereur puisse jouir, depuis près de deux siècles, d’une certaine aura en Angleterre — témoin majeur, un certain Winston Churchill ?
Tirez les premiers Messieurs les Anglais
Hélas pour notre mémorial national, ses figures majeures ont dû abdiquer devant la supériorité anglaise. Sous le Roi Soleil, la victoire sur Albion manque aussi au tableau. Même les critiques avisés de l’envers du grand règne ne s’étendent pas sur le grand affrontement naval entre la flotte française commandée par le vice-amiral de Tourville et une flotte anglo-hollandaise, à Barfleur-La Hougue (1692), qui se solda par une défaite française. L’objectif de Louis XIV était, ici, de replacer sur son trône Jacques Stuart (1633-1701), souverain légitime, renversé au profit de Guillaume d’Orange (1650-1702).
C’est sous les moins flamboyants Louis XV et Louis XVI que le Continent a pris deux fois l’ascendant sur la Grande Ile. Plus anecdotique, le premier épisode est néanmoins honoré par une place, dans le VIIe arrondissement de Paris, tracée en 1770 (désormais place de Fontenoy-l’Unesco), mais aussi par les livres d’histoire pour le fameux bon mot du comte d’Anterroches à son adversaire des gardes britanniques Charles Hay, tel que l’a rapporté Voltaire puis popularisé en «Messieurs les Anglais, tirez les premiers !» L’affaire se passait en 1745, à Fontenoy (Belgique), lors de la Guerre de succession d’Autriche.
Statue équestre en bronze de Georges Washington, place d’Iéna, Paris. Auteur: Daniel Chester French (1900). © David Monniaux
Le second épisode, qui s’avèrera crucial, n’oppose pas les deux pays sur leur théâtre habituel (l’Europe et ses mers), mais dans une lointaine colonie anglaise, entre 1773 et 1783. C’est à Paris que le 3 septembre de cette même année que se signe le traité (dans l’actuel Hôtel d’Angleterre, rue Jacob) par lequel est reconnue l’Indépendance des États-Unis d’Amérique, lequel se double par ailleurs d’un traité, signé à Versailles, mettant à fin à une courte guerre franco-anglaise (1777-1783). Ce coup de poignard dans le dos d’Albion aura des répercussions majeures sur l’histoire des deux pays… En France, Louis XVI ne pressent pas, toutefois, que cette victoire annonce le chant du cygne de son règne, inscrit notamment dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (influencée par la déclaration d’indépendance américaine). Il en sait peut-être plus sur ce que la montée en puissance de l’esprit des lumières, qui conteste son droit divin et incarnée notamment par Voltaire (1694-1778), doit à l’influence des philosophes anglais Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704), David Hume (1711-1776).
Les monuments, espaces publics à la gloire de La Fayette, de Benjamin Franklin (rues à Paris et Versailles), Georges Washington (statue place d’Iena, Paris), Thomas Jefferson (plaque commémorative au 92, avenue des Champs-Élysées), ne sont pas forcément un pied de nez au visiteur en provenance d’Albion. L’essentiel reste dans le précieux secours reçu d’Outre-Atlantique lors des deux guerres mondiales, même si les présidents américains ne furent pas très francophiles (on pense notamment aux relations entre Roosevelt et De Gaulle).
Guerre de Cent Ans: avoir perdu une bataille n’empêche pas de gagner la guerre
Quoique dépourvu de repères et insignes très marqués, ou encore parce que le conflit se sera étiré sans très grande bataille décisive et s’achèvera sans déconfiture de l’État britannique, l’habitant de l’Hexagone peut néanmoins se réjouir que l’issue de la Guerre de Cent Ans ait été de «bouter l’Anglais hors de France» selon un proverbe attribué à la Pucelle d’Orléans (1412-1431).
Bien sûr, il y a son épopée quasi-mythique, magnifiée sous de multiples manières (monuments, espaces publics, fête annuelle, arts), dont une journée de fête nationale (depuis 1920) et du fait de sa béatification par Rome (1909). Ici, la rancœur à l’égard de l’Anglais est à son maximum, du fait qu’elle fut brûlée pour fait d’hérésie Outre-Manche (alors même que bientôt le pays quitterait le rite catholique), après avoir été victime d’une double trahison — celle des Bourguignons, qui la capturent et la vendent aux Anglais, et surtout celle de l’évêque de Beauvais, le mal nommé Pierre Cauchon). Du point de vue militaire, son rôle est important à double titre: elle permet la levée su siège d’Orléans (1429) et le sacre du roi Charles VII (1403-1461) à Reims, lequel devient de fait «roi de France».
Bien sûr aussi, l’école de la IIIe République (dans son modèle survivant jusque sous la Ve), n’omettait pas de mentionner Bertrand du Guesclin (1320-1380), héros d’un quasi demi-siècle de guerre, réputé pour son courage autant que pour sa laideur, ce dont il aurait fait devise — «Le courage donne ce que la beauté refuse» – et dont atteste le sobriquet dont l’ont affublé les Anglais — «Le dogue de Brocéliande». S’il fut tout de même capturé par eux et rançonné à deux reprises, il ne les expulse pas moins, dans les années 1370, hors de Normandie, Guyenne, Saintonge et Poitou.
Le «légendaire» du héros se nourrit d’un côté «David» puisque sa tactique consiste à ne mobiliser qu’une petite troupe, suivant un mode opératoire plus connu, plus tard, sous le nom de «guérilla» (dont le Duc de Wellington se souviendra dans son soutien aux Espagnols contre l’envahisseur Napoléon). Ainsi était lavé l’affront de Crécy (1346), de mémoire terrible tout comme Azincourt (1415), dont le récit dans ces mêmes livres d’histoire nationale avait sans doute pour objet d’activer le patriotisme et de fustiger la sottise aristocratique.
Les britanniques n’ont évidemment pas manqué de faire d’Azincourt un «monument». Ainsi, l’événement fut-il immortalisé en en musique dès le XVe siècle — (John Dunstaple, 1390-1453) repris au XXe par Sir William Walton (1902-1983), ou, encore, par Marianne Faithfull («A tears go by»). Le «Barde d’Avon» lui a également consacré une pièce titrée «The Chronicle History of Henry the Fifth» (1599), où l’enjeu de la bataille est explicité par ce fameux extrait: «Et la Saint-Crépin ne reviendra jamais, d’aujourd’hui à la fin du monde, sans qu’on se souvienne de nous, de notre petite bande, de notre heureuse petite bande de frères ! Car celui qui aujourd’hui versera son sang avec moi, sera mon frère ; si vile que soit sa condition, ce jour l’anoblira». Si le récit shakespearien intègre le fait historique de l’accession du roi à la Régence de France et de son mariage avec Catherine de Valois, fille de Charles VI, sa belle geste fait l’impasse (faute de sources? stratégie délibérée) sur le grand massacre de prisonniers consécutif à la bataille.
La bataille de Castillon, peinture de Charles-Philippe Larrivière (1839), visible dans la Galerie des batailles, château de Versailles. © Domaine public
Moins spectaculaire, moins mise en scène nationalement, est la clôture glorieuse de la guerre qui se dessine dans la décennie 1450-160, et se matérialisera in fine par le Traité de Picquigny (1475) qui ôte aux Anglais toute velléité de conquête du continent, même si les «King» se prétendront officiellement aussi «roi de France» jusqu’à la paix d’Amiens de 1802. Mais, sauf dans les communes directement concernées, qui sait que Patay (bataille en 1429) se trouve dans l’actuel Loiret, Formigny-la-Bataille (bataille de 1450) dans le Calvados, et que Castillon-la-Bataille (Gironde) scelle la reconquête de la Guyenne en 1453 et avec elle, la défaite anglaise ?
Si l’on veut pourtant revenir aux origine du conflit, «l’Anglois» n’avait pas usurpé son droit, puisque l’intronisation de Philippe VI de Valois n’avait pu se faire que par la réactualisation d’une ancienne loi interdisant la transmission de la couronne par les femmes (épisode popularisé, quoique romancé, dans le cycle romanesque et surtout la série télévisée éponyme Les rois maudits – 1972, Maurice Druon/Claude Barma). Le fils d’Isabelle de France et donc petit-fils de Philippe-le-Bel, Edouard III (1312-1377), rappelé à hommage au suzerain français pour son duché de Guyenne (1329), y verra une provocation et, dès 1337, s’emparera de Bordeaux.
La France: terre de cimetières britanniques
L’inimitié générale franco-anglaise, nonobstant des chamailleries sur les terres coloniales, cessera à partir du XIXe siècle, pour aboutir à «l’Entente cordiale», initiée sous la Monarchie de Juillet et le règne de Victoria (1833), reconduite sous le Second Empire, et enfin consolidée sous la IIIe République (1904). Cette alliance stratégique correspond à une montée en puissance de l’Allemagne, dont la conséquence fut très rapidement vérifiée, lors de la première Guerre mondiale (1914-1918), en dépit du cousinage entre le roi d’Angleterre George V (1865-1936) et l’Empereur d’Allemagne Guillaume II (1859-1941). La même alliance opéra lors du IIe conflit mondial (1939-45), au cours duquel, suite à la désastreuse bataille de France (1939-1940), il fut même envisagé une Union globale entre les deux empires sous l’égide de Winston Churchill (1874-1965) et Jean Monnet (1888-1979), appuyés par Charles de Gaulle (1890-1970). S’il n’aboutit pas, ce projet permit néanmoins à la France Libre de prendre assise à Londres et c’est sur les ondes de la BBC que le Général de Gaulle prononça son fameux «Appel du 18 Juin».
Statue hommage à Bill Millin, le fameux joueur de cornemuse écossais de Sword Beach (cf. film Le jour le plus long), Colleville-Montgoméry. © D.R.
Quelques jours plus tard (2 au 6 juillet 1940), la flotte française sera en grande partie détruite par la Royal Navy à Mers-el-Kébir (Algérie), après que les britanniques aient proposé à l’amiral Gensoul de rallier leur flotte, de gagner les Antilles ou, encore, de se saborder. Le retour à la bonne vieille anglophobie sera exploité par les tenants du régime de Vichy et de l’extrême droite. En vain. Car durant quatre ans, c’est Radio Londres qui alimentera la flamme de la Résistance et sa contribution, non négligeable, à la victoire sur l’Allemagne.
Sur ces deux événements, beaucoup plus médiatisés, et d’une toute autre ampleur, que les précédents, les signes de mémoire partagée sont évidemment plus nombreux, quoique pas tous forcément connus. Entre autres, il existe toujours, en France, selon la fondation «The Comonwealth War Graves», un nombre assez prodigieux de cimetières, sites, où reposent des milliers de soldats anglais et du Commonwealth, plus spécifiquement implantés dans les Hauts-de-France pour ce qui concerne la Première Guerre mondiale, et en Normandie pour la Deuxième, mais pas seulement.
Sans doute n’étaient-ils pas convaincus que le Français soit leur meilleur ami, mais ils n’en méritent alors que plus d’hommage. De même que ladite fondation pour son travail de «bénédictin».