Être ou ne pas être William Shakespeare
Réflexions sur l'identité du créateur du théâtre moderne (Portrait)
Ne parle-t’on pas de «langue de Shakespeare» pour désigner la langue anglaise? C’est dire l’influence de William Shakespeare sur la culture britannique, mais aussi sur le théâtre moderne, en Angleterre et dans le monde entier. La question de l’identité (selon une formule célèbre de Hamlet) du poète et dramaturge continue pourtant d’agiter les esprits. En France, depuis le XIXe siècle, on ne boude plus son plaisir à connaître et adapter les œuvres du dramaturge de Stratford-upon-Avon1.
Soyons, encore une fois, beau-joueur. Fair play est précisément une expression créée à la fin du XVIe siècle par un certain William Shakespeare. Ce nom figure la naissance du théâtre moderne, celui que nous appellerons «classique » pour le différencier du «boulevard», même si le miracle c’est que la gens du peuple y joue un rôle actif.
Le songe d'une nuit d'été, reproduction d'après un tableau de Edwin Landseer, 1848-1851. © Domaine public
Cela se passe à Londres, sous le règne d’Elisabeth 1re. Tandis qu’on y donne, en 1606, Le roi Lear, Macbeth, Jules César, Pierre Corneille naît à Rouen. Jean Baptiste Poquelin entrera dans l’existence, à Paris, six ans après la mort de Shakespeare (1622). Jean Racine, quant à lui, voit le jour en 1639 à la Ferté-Milon. Et cependant, le nouveau théâtre français, donc plus tardif, paraît plus ancien que celui de l’auteur britannique, volontiers baptisé, Outre-Manche, « le Barde d'Avon », « le Barde immortel » ou simplement « le Barde ».
Une œuvre prodigieuse, sur tous les grands registres du théâtre: tragédie, comédie, tragicomédie, chronique historique
Beaucoup de bruit pour rien? Car c’est à se demander si le nom de Shakespeare n’est pas une légende. Profusion des œuvres (pas loin d’une quarantaine de pièces), maîtrise des genres canoniques (tragédie, comédie, tragi-comédie), multiplication des modes écrits (prose, vers rimés, vers libres, poèmes) pour désigner le statut des personnages et, plus généralement, leur donner de la chair… Et n’oublions pas les figures: le traître définitif Iago, le royal criminel Macbeth, le descendant d'Oedipe Hamlet, Lear roi mais père déchu, l’âme unique de Roméo et Juliette, sans oublier le rabelaisien Sir John Falstaff, ou encore la mégère Catho, les bouffons Feste et Yorick, le lutin Puck.
On n’avait jamais vu et on ne reverra jamais cela, malgré Molière au XVIIe siècle, Berthold Brecht au XXe, ou Anton Tchekov au XIXe, chacun d’eux ayant son genre de prédilection: comédie, drame épique, comédie dramatique. Apprécions, par exemple, la postérité de l’ouvrage shakespearien dans la musique internationale classique, d’opéra, de films:
Le songe d’une nuit d’été: Henry Purcell; Félix Mendelssohn; Carl Orff…
Roméo et Juliette: Hector Berlioz; Charles Gounod; Sergeï Prokofiev; Richard Strauss, Leonard Bernstein…
Othello, Macbeth, Falstaff: Giuseppe Verdi…
Béatrice et Bénédict: Hector Berlioz…
Coriolan: Ludwig van Beethoven…
Antoine et Cléopâtre: Florent Schmitt…
Cymbeline: Sergeï Prokofiev…
Hamlett: Piotr Ilitch Tchaikovsky, Dmitri Shostakovitch, Sergeï Prokofiev, Henri Pierné…
Jules César: Darius Milhaud…
Macbeth: Darius Milhaud, Dmitri Shostakovitch, Aram Katchaturian, William Walton
La tempête : Henry Purcell, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Ernest Chausson; Jan Sibelius…
Mesure pour mesure: Anton Kabalevski…
Le marchand de Venise: Engelbert Humperdinck…
La nuit des rois: Charles-Marie Widor…
Le conte d’hiver: Engelbert Humperdinck, Darius Milhaud…
Sarah Bernhardt dans le rôle de Hamlet, James Lafayette, 1899. © Prints and Photographs division de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis....
Polémiques autour d’un vide bibliographique et d’une possible légende
Seulement, voilà qui fait beaucoup pour un seul homme dont la biographie est de plus « percée » d’un grand blanc et que l’on ne peut que restituer sans assurer de sa véracité. S’il existe un testament prouvant qu’un certain William Shakespeare a existé, il manque un document de référence attestant de la propriété de son œuvre.
D’où suspicion, querelles dans le monde des exégètes, même si elle s’oubliera bientôt sur les scènes de théâtre d’Angleterre, de France et d’ailleurs. La polémique autour de l’énigme « être ou ne pas être William Shakespeare » ne date pas d’aujourd’hui ni ne cesse, témoin la récente hypothèse (2016), formulée par Lamberto Tassinari et relayée par Daniel Bougnoux, selon laquelle le « grand Will » ne serait que l’ombre de John Florio, lexicographe italo-anglais qui lui était contemporain, dont la haute culture était sans commune mesure avec celle d’un fils de gantier, fut-il commerçant avisé et acteur et actionnaire de théâtres.
Je ne me risque pas à ouvrir la rubrique « historiographie » d’un dictionnaire que l’aventure shakespearienne légitime tout à fait. Mais disons qu’inversement, les tenants de la véracité d’une personnalité unique invoquent le fait que celui-ci se serait pleinement approprié l’écosystème du théâtre élisabéthain: en tant qu’acteur, cogérant de théâtre; en tant aussi que collaborant avec d’autres auteurs mais leur empruntant des thèmes, revisitant leurs pièces. Ce qui lui aurait économisé d’autant le savoir livresque, l’étendue de la culture requis par les adversaires de la thèse de l’identité de l’être shakespearien. De plus, la logique d’emprunt d’une œuvre l’autre, d’un auteur l’autre, est courante dans les arts.
Je perçois pourtant un soupçon de fabrication d’un légendaire dans la miraculeuse coïncidence sur les dates de naissance et de décès du poète et dramaturge. Déclaré à l’état civil le 26 avril 1564, William Shakespeare serait né le 23 avril; et c’est aussi le 23 avril 1616 que sa mort est précisément enregistrée, à l’âge donc et précis de 52 ans.
Le génie brut au style imparfait
Il est vraisemblable que le grand œuvre s’ouvre en 1591, sur des comédies: Les deux gentilshommes de Vérone et La mégère apprivoisée. Il se clôt en 1611 sur La tempête, une tragi-comédie. Les années du début du XVIIe siècle voient la majorité des grandes tragédies.
L’ensemble du répertoire sera mis sous éteignoir durant un demi-siècle du fait de la fermeture des théâtres en Angleterre en raison de la guerre civile. La reprise n’en sera autorisée qu’en 1660. À ce moment-là, à Paris, dans l’orbe du Roi Soleil, un certain Molière se fait une réputation avec Les précieuses ridicules (1659) puis L’école des femmes (1562), délaissant les grands mythes de l’Antique (sauf ballets hommage au grand monarque) pour la mise en lumière des travers de son temps, particulièrement ceux des bourgeois. C’est aussi qu’il a compris qu’il ne peut s’escrimer à la tragédie.
Pierre Corneille, lui, est sur le déclin après les grandes heures de L’illusion comique (1635), et surtout du Cid (1637) marquant une évolution vers la tragédie inspirée de l’Antiquité et du culte des héros, alors que tout avait commencé, pour le dramaturge, par la comédie. Jean Racine travaille à l’apothéose de la tragédie classique à la fois magnifiée et troublée par l’éthique austère de Port-Royal, telles que l’illustrent Andromaque (1667), Britannicus (1669), Bérénice (1670), Iphigénie (1674), Phèdre (1680). Sa comédie moins connue Les plaideurs (1668) fit mieux que rivaliser, un temps, avec celles de Molière… Mais ce n’était pas sa meilleure manière.. Et l’Histoire l’a oubliée.
Dans le haut royaume du classicisme, mais aussi en un temps où les relations entre la France et l’Angleterre ne sont pas au beau fixe, la production shakespearienne n’a évidemment pas d’écho. Il faut attendre Voltaire pour que soit révélé à une bonne société en phase d’anglomanie, le génie de l’auteur, quelque chose comme un «arbre touffu» qu’on ne saurait tailler comme dans un «jardin à la française». L’éloge est néanmoins plus que tiède, puisque le patriarche de Ferney lui reconnaît des trouvailles mais une carence profonde au regard de l'esprit, de la composition parachevée des grands classiques français. Voltaire, fier du grand succès qu’ elles eurent de son temps, pesterait sans doute de les savoir quasiment tombées dans l’oubli, inclus son adaptation du Jules César du dramaturge anglais dont les pièces continuent, en revanche et toujours, de faire référence et de susciter les adaptations.
C’est de considérer ce classicisme (sa règle des 3 unités, son credo du vers rimé de 12 pieds, à la stature alexandrine, ses références thématiques) comme un carcan qui porte la génération romantique à faire de Shakespeare le plus grand génie du théâtre depuis les glorieux ancêtres grecs.
Victor Hugo (par sa préface de Cromwell 1827, sa préface à l’édition des œuvres de Shakespeare devenue biographie 1864) est l’étendard de ce mouvement (avec Berlioz en musique), non sans lien avec sa propre vision du théâtre, mais aussi comme Voltaire, avec son statut d’exilé (à Guernesey). Hugo, dans le style poétique qu’ on lui connaît, associe la figure du «grand Will» à celle du «chêne». Et il encense «le drame qui fond dans un même souffle, le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la comédie et la tragédie».
Quoique n’ayant pas de compte à régler au regard de l’exil, d’une position dans le système du théâtre, Henri Beyle/Stendhal, dans l’opuscule Racine et Shakespeare, Réponse au manifeste contre le romantisme (1827) prend aussi le parti du « barde ». Alors que l'Académie française projette de saborder le mot « romantisme » dans le dictionnaire, l’écrivain prend à partie, dans un échange de courriers, un membre de l’institution, et s’efforce de lui rappeler qu’en tout état de cause le débat doit s’ouvrir et s’argumenter.
S’il existe de belles choses dans le classicisme, il n’en demeure pas moins qu’elles sont en résonance avec un public de 1670 mais du coup tout à fait ennuyeuses pour un public de 1823. Ce que Beyle juge heureux, trait de génie chez Shakespeare, c’est déjà de mettre en scène son temps et de faire réellement parler les hommes de leur vie dramatique. L’écrivain plaide aussi qu’une tragédie s’écrit en prose, doit durer plusieurs mois et se nouer en des lieux divers. Les grands modèles ne sont pas à chercher systématiquement du côté de l’Antique, ni être enrubannés par un style qui leur dénie le droit d’exister avec leurs passions et leur corps. L’enjeu du théâtre réside, non pas dans le plaisir épique de la belle langue, mais dans celui, effectivement dramatique de la vie des personnages.
Dans un chapitre consacré au rire, Stendhal soutient aussi le franc rire que lui procure Falstaff, porté par un sens du comique achevé par « la clarté dans l’exposition de l’imprévu d’une situation ». Il émet en revanche des réserves sur celui trop empreint de satire, donc de méchanceté, trop centré sur les figures de petit marquis, de Molière.
Sir John Falstaff, Les joyeuses commères de Windsor. © The Trustees of the British Museum
Un certain art de la «desapparition»
Comment louer Shakespeare, toutefois, sans faire l’éloge de l’Anglais ? Ces lectures, soient-elles favorables, n’en postulent pas moins une supériorité du style français, plus civilisé. Il faudra attendre le XXe siècle pour que des auteurs tels que Marcel Camus (dont Lachute serait inspirée de Hamlet) ou François Mauriac reconnaissent « enfin » l’exemplarité de la terrible figure humaine que dessine le dramaturge de Stratford-upon-Avon et son talent universel. On sait moins que Louis Aragon, par ailleurs sensible à la poésie shakespearienne, et Pablo Picasso lui ont rendu hommage dans un bel ouvrage de lithographies.
Pour Philippe Sollers, last but not least, Shakespeare nous parle encore. Dans un commentaire de la biographie consacrée au dramaturge par Stephen Greenblatt (2016) le critique d’art qu’est aussi Sollers fait l’éloge de ce « jeune homme surdoué » qui quoique « très dissimulé », « a une mémoire infaillible des moindres situations » et « peut jouer tous les rôles » dans le théâtre du monde.
De ce « fou qui connaît la folie mieux que personne », de ce prodige dont le vers libre au regard duquel « l’Alexandrin paraît dormir », de cet « inventeur du monologue métaphysique », l’auteur de La guerre du goût nous dit encore: « c’est un magicien de la présence totale qui fait de sa dernière œuvre extraordinaire, La tempête, un testament spirituel inouï ». La question de l’identité du « barde » se résout donc dans la toute présence, chère à Sollers et dont j’aime l’idée, du « desapparaitre ».
Quelques incursions personnelles dans le grand œuvre
Curieusement, le metteur en scène qui m’a le plus donné le goût du théâtre (pour ne pas le nommer Didier Carette) n’a pas, à ma connaissance, adapté «le grand Will». Dès que l’occasion s’est présentée, j’ai pu faire quelque incursion dans l’univers shakespearien, entre théâtre, cinéma, livres, loin d’avoir vu, entendu, lu ce qu’il fallait au moins voir, entendre, décrypter, mais avec un plaisir jamais démenti.
Au théâtre, donc, et tout récemment (2018), la très belle version (bonifiée par le moment d’une nuit de la Saint-Sylvestre) du Soir des rois donnée à la Comédie française. J’ai le souvenir également d’une version explosive, au Théâtre du Sorano à Toulouse, de RichardIII (Jean-Louis Martinelli?). Et moins aboutie, parce que plus expérimentale, d’une mise en « scènes » de Hamlet (Robert Cantarella).
J’aime beaucoup les versions filmées de Hamlet et So much a do about nothing de Kenneth Branagh, ou celle de Macbeth par Curzel (2015, avec des performances remarquables du couple maudit Marion Cotillard et Michael Fassbender). Et encore, celle du Soir des rois de Nun (1996, avec Helena Bonham Carter pour la comtesse Olivia et Ben Kingsley dans le rôle du bouffon Feste). Et bien sûr, je ne peux oublier la transposition de Roméo et Juliette en West side story (1961, musique de Léonard Bernstein). Et puis, il y a la fameuse collection BBC/Royal Shakespeare Company, dont je n’ai pu certes voir que Le roi Lear et surtout Le songe d’une nuit d’été (avec la gracieuse Helen Mirren).
J’ai listé, plus haut dans le texte, les adaptations en musique et opéra. Je retiens, particulièrement, le Béatrice et Benedict de Berlioz (étincelant, version John Nelson, Opéra de Lyon), le ballet Roméo et Juliette de Prokofiev (version Karel Ancerl/Philharmonie tchèque, très tragique).
Tandis que je me préparais à conclure, je découvrais une reprise en musique du fameux sonnet 18 (le plus, sinon l’un des plus célèbres) par le célèbre membre du quatuor Pink Floyd, David Gilmour. Écoutons cette poésie si particulière qui « fleurit » aussi le théâtre shakespearien, l’enchante.