Le 5 mai dernier disparaissait Philippe Sollers (1936-2023), né Philippe Joyaux1. Brillant écrivain (pour moi l’un des rares du monde littéraire français depuis les années 1960)2, critique d’art, historien baroque, c’est aussi un personnage déroutant, controversé, grand orchestrateur de sa propre «dés-apparition» et d’une biographie qu’il voulait être d’abord, celle de l’art de vivre.
Si je me fie à la date de parution de l’ouvrage, c’était par un jour de septembre 1983 resplendissant, gorgé de soleil, sur une plage du Roussillon. J’ouvrais Femmes3, de Philippe Sollers. Curieusement, j’étais, alors, allongé à côté d’une grande amie (In Memoriam † Maria) dont le féminisme, sans avoir le visage fermé qu’il peut avoir aujourd’hui, n’était pas feint. Le sien était peut-être juste dans une autre dimension: celle d’un spiritualisme au sein duquel la terre et le ciel ont leur juste raison, se relient au-delà des apparences.
Les éditions Gallimard ont rendu hommage à la mémoire de Philippe Sollers, dont elles ont édité la plupart des ouvrages. Elles évoquent notamment «l’ami furtif et attentif qui n’a jamais renoncé à dire que “le bonheur est possible”». © Éditions Gallimard
Femmes… dans la société du spectacle
Je me souviens encore que c’est par mon ami Philippe Astor que j’avais eu accès à l’ouvrage. J’avais pourtant déjà entendu parler de l’auteur… J’y reviendrai. Quoiqu’il en soit, le livre défraya la chronique. Il faut dire qu’une entrée en matière telle que «Le monde appartient aux femmes. C'est-à-dire à la mort. Là-dessus tout le monde ment» a quelque chose d’orageux, moralement s’entend, et donc pour peu qu’on oublie que, du point de vue littéraire, c’est une première phase justement proportionnée.
J’ose penser (et craindre) qu’une telle publication ne serait plus possible aujourd’hui, tandis que j’éprouve la montée d’un certain Robespierrisme en jupons (voilà une association sémantique que notre homme aurait sans doute notée, avec le nom de l’idole de Maximilien) s’exprimant à volonté dans les médias (bon client, polémique, apte à démultiplier le potentiel éditorial), même s’il ne représente qu’une part infime de la représentation politique et sociale.
Et si c’était la preuve de la thèse sollertienne, de la justesse de son aperçu ? Quoiqu’il en soit, je fus transporté par cette lecture. Entendons-nous bien. J’admets quelque déterminisme: culture du mâle dominant produite depuis des siècles, ou plus banalement, je crois, sensibilité masculine. Ce qui ne m’empêche pas, soit dit en passant, de lire avec autant de passion et de plaisir des ouvrages de littérature écrits par des femmes. Mais l’enjeu, justement, c’est celui du plaisir de se laisser entrainer dans un récit, d’y voir apparaître le monde sous un angle nouveau, malgré ici une technique d’exposition non chronologique, non linéaire. Il y a un thème, comme un noyau d’atome, où viennent s’aimanter des électrons de situations.
Parce que je n’ai pas l’expertise du critique, je n’épiloguerai pas, sauf peut-être pour dire, qu’à rebours, on peut trouver ici, selon moi, une alliance inattendue entre Louis-Ferdinand Céline — le phrasé, une certaine crudité — et Marcel Proust (1871-1922) — le mémorialiste, la fascination de Venise. Le critique sait précisément que le premier abhorrait le second et que Sollers leur consacra des louanges à tous deux. Difficile de passer à côté du Voyage au bout de la nuit 4 et de À la recherche du temps perdu 5 lorsqu’on aime lire. Je les appréciais l’un et l’autre, avant même d’avoir lu ces louanges (dans notamment La guerre du goût, éditions Gallimard, 1994).
Philippe Sollers a marqué son époque par une impressionnante contribution à la littérature, la critique d’art, l’histoire. © D.R
Le roman d’une biographie
Autre chose m’avait captivé dont, sans doute, les publications ultérieures de l’auteur ont souffert (la trame répétitive a fini par me laisser sur ma faim): je n’étais pas, ici, dans le journal intime et des grandeurs et misères de la petite histoire personnelle, ni sur le registre de l’interrogation savante sur le sens et le statut du «Je narrateur» dans le roman. Je me contentais, avec délectation, d’une certaine peinture du monde contemporain, de cette «société du spectacle»6 marquée du sceau de la réduction: efficacité inculte, confusion du corps et de l’objet, narcissisme forcé par l’image.
Il est vrai que le monde où évolue le narrateur a quelque chose des Ghettos du Gotha7, décrits avec finesse par les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon (2007), loin du commun (de ses espoirs, de son bon goût, de sa sensibilité) d’une majeure partie de la population. Mais, lorsque j’y repense, la façade du château n’en est que plus cruellement dé-crépie. Dénudée, la pierre n’est pas précieuse ni même solide. Le bel esprit s’érode en trait d’esprit utile, pour raison d’intérêt bien compris, bien-pensant, craintif, empreint de «moraline» (pour reprendre une expression de Michel Onfray). Et l’aventure sexuelle s’avère le meilleur moyen de lever le voile, de déshabiller l’illusion (romantique, bourgeoise).
Notons que je retrouve, toute différence stylistique entendue, sinon une même ambiance, du moins une visée identique chez Milan Kundera8— avec une même capacité à contrôler une œuvre, à la préserver du bruit médiatique, à surprendre le lecteur, qu’ils ont, je l’imagine, héritée de la stratégie de Laurence Sterne. Leur meilleure biographie, c’est celle qu’ils écrivent eux-mêmes, non pas comme une autobiographie, mais comme une vie traversée par le roman et un roman traversé par la vie. Ils furent longtemps amis… Le second publia dans la revue l’Infini que dirigeait le premier. Peut-être leur brouille tint-elle à une variante du pessimisme: enjoué, rieur, chez l’écrivain natif de Bordeaux; confinant à une pudeur raffinée chez l’écrivain natif de Brno?
Au gré de la bibliothèque Sollers
Il y a des éclaircies, des jubilations, dans le propos sollertien, qui donnent à espérer une journée heureuse, une échappée du cœur de la tempête, que j’ai ressenties, particulièrement, dans ce que j’appelle sa trilogie achevée9 (Femmes, Portrait du joueur, Le cœur absolu), dans ses essais sur Casanova (l’admirable) ou encore sur Vivant Denon (Le cavalier du Louvre). Si je jette un œil sur ma bibliothèque, je m’aperçois que j’ai été un fidèle de son œuvre romanesque post Femmes, même si un sentiment désagréable de répétition (et d’une certaine litanie du complot) m’a envahi peu à peu.
Sur ce qu’il avait écrit auparavant, je n’oublie pas, bien qu’il l’ait lui-même répudié, son premier roman10, Une curieuse solitude, où s’échafaude la clé de voûte de l’œuvre à venir, mais dans une langue, un schéma figuratif plus classiques. Sa parution fut saluée à la fois par François Mauriac et Louis Aragon, dont il me rappelle, par le style comme par le thème, l’Aurélien11. Je me suis laissé ensuite tenter par ses expériences narratives: avec quelqu’envoûtement dans l’univers poétique de Le parc12; avec plus de désappointement dans Paradis et son continuum écrit, quelque chose comme près de trois cents pages de texte sans ponctuation. Sauf dans certains chapitres de la Guerre du Goût, sa lecture d’auteurs, d’artistes, me semble trop ésotérique (faute de connaître les arcanes de la psychanalyse/linguistique, entre autres).
Parmi les nombreuses références qui s’inscrivent dans une conversation inspirée par l’esprit du XVIIIe siècle, je retiens entre autres, la découverte des merveilleux Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils13. J’apprends aussi avec plaisir que Philippe Sollers considérait Jonathan Littell comme un vrai écrivain… Qui a lu Les bienveillantes 14mesure alors, sous l’apparence moqueuse et décalée, combien Philippe Joyaux/Sollers avait le sens de ce qui est vraiment tragique.
Paysage de l’Ile de Ré, endroit référence de l’univers sollertien. L’écrivain a souhaité y être enterré © Pixabay
J’ai écrit ce texte avec, dans l’oreille, le subtil Concerto pour clarinette de W.A. Mozart, dont je dois aussi la découverte à l’auteur de Mystérieux Mozart (Plon, 2001) et, à l’esprit, cette incise:
«Savez-vous que si je voulais exprimer d’un mot tout ce qui me retient, m’attache encore passionnément, je crois que ce serait: lumière» (Une curieuse solitude).