Le 1er mai 1851, la reine Victoria et son époux Albert de Saxe-Cobourg inaugurent la première Exposition universelle. L’événement éblouit aussi par le surprenant Crystal Palace qui enveloppe la manifestation dans un écrin monumental à l’architecture singulière: inspirée par le monde floral, elle exhibe en même temps des matériaux et méthodes emblématiques de la modernité. Pourtant l’engouement britannique porte la marque de l’éphémère.
L’Exposition universelle (EU*) 1851 à Londres inaugure incontestablement un «médium de communication de masse le plus influent au XIXe siècle et au début du XXe siècle».
Inauguration de la première Exposition universelle à Londres, en 1851, par la reine Victoria. © Domaine public/Thomas Albert Prior
Genèse de la Great Exhibition de 1851, naissance d’un médium contemporain
Les dimensions de l’exceptionnel, dans le message comme dans son support, ne manquent pas. Il y a le mot «universelle», sa double étendue territoriale et des activités humaines qui se croisent pour assurer la paix. Pour l’exposer, s’écrit un récit savamment composé de «science/technique et spectacle», orienté fusion de «l’instruire et du plaire», dont le médium est, lui-même, un objet exceptionnel. Et puis, il y a le support: le Crystal Palace.
Dans les vitres de l’édifice, spécialement construit pour l’évènement, se reflètent déjà les bienfaits de la technologie, du commerce, des beaux-arts, de la ville du futur, du rassemblement festif . Six millions de visiteurs, du grand public aux élites dirigeantes, franchiront l’enceinte, ce qui n’est pas rien – compte tenu de l’état des moyens de communication physique, informationnelle, de l’époque – et qui, surtout, dépasse les prévisions. Le possible d’une réconciliation sociale, entre les Britanniques et, au sens large, avec les autres peuples, n’est pas absent. Le Prince Albert eut ainsi l’idée de faire construire, non loin de l’édifice principal, une maison économique témoin destinée aux moins aisées. Mais, plus significatif, en même temps que par inattendu, est le fait que c’est à l’occasion de tels événements que l’Association internationale des travailleurs (1862, EU de Paris) et la Seconde internationale (Paris, 1889) se consolideront.
De ces assentiments, bien sûr, les experts, d’emblée, ne manquent pas de relever le caractère illusoire. Les 86 rendez-vous sous le label EU n’ont pas empêché, notamment en Angleterre et en Europe, que les classes sociales et les peuples continuent de s’affronter, détruisant sans sourciller le paysage magique qui avait été entraperçu. Dès 1851, la critique fuse, feignant de négliger les difficultés de celui qui «essuie les plâtres» . Elle sert, pourtant, le storytelling du projet – selon une expression désormais courante, notamment en communication politique. Refaisons donc le scénario sur un mode plus dramatique, c’est-à-dire avec ses incertitudes, ses coups de théâtre et, malgré tout, son dénouement heureux, tout au moins à court terme.
En 1844, le Prince Albert de Saxe-Cobourg épouse sa cousine la reine Victoria. Ses origines allemandes, son esprit aiguisé et très rationnel, ne sont toutefois pas au goût de l’élite britannique. Le succès de l’Expo de 1851 était essentiel, d’où l’appui de la reine. Illustration: Charles Eden Wagstaff. © Domaine public, collection du Met de New York
Dramaturgie du projet: des acteurs en manque de légitimité auprès des élites
Commençons par les acteurs, pour lesquels les décideurs politiques, économiques, intellectuels du pays n’avaient pas forcément les yeux de Chimène. Et d’abord par le grand architecte de cérémonie. Il s’appelle Albert de Saxe-Cobourg Gotha (1819-1861). A la fois cousin et époux de la reine Alexandrina Victoria (1837-1901), plus connue sous le nom de Victoria, il est d’autant plus astreint à un second rôle, qu’au Royaume-Uni, le monarque n’est pas absolu (comme ce peut être le cas dans le Duché de Saxe-Cobourg). Ce à quoi s’ajoute le fait que son origine allemande n’est pas vraiment du goût de l’autochtone, a commencer par celui de l’élite aristocratique, politique, intellectuelle. Témoin, par exemple, sa nomination chahutée à la chancellerie de l’université de Cambridge. Il faut dire que, sinon par ses envies de réformes, du moins par la manière de les défendre, il heurte quelque peu le sens local des convenances.
En revanche, il s’intéresse au progrès technique et économique (université de Cambridge, Société royale pour l’encouragement des arts, des manufactures et du commerce), social (membre de la Société pour l'amélioration de la condition des classes laborieuses; partisan de l’abolition de l’esclavage), et politique (positions relatives au parlementarisme), ce qui lui vaut quand même quelques appuis. Il faudra pourtant que sa royale épouse annonce qu’elle inaugurera l’Expo pour que le projet soit mené à bien.
Le promoteur de l’idée est un certain Henry Cole (1808-1882), fonctionnaire aux idées réformatrices, par ailleurs éditeur de la revue Journal of design, mais en butte, concernant ses idées sur l’enseignement et la formation, avec la Chambre des communes. C’est au sein de la Société royale pour l’encouragement des arts qu’il suggère au Prince Albert de créer un événement qui peut faire preuve de son engagement en faveur de la Grande-Bretagne, son industrie et son commerce, soutenus par le progrès scientifique et technologique. S’il s’inspire de l’exemple français (Exposition des produits de l'industrie française; créé en 1798 sous l’égide du ministre Nicolas François de Neufchâteau), dont il a pu fréquenter la dernière édition (1849), il envisage de donner une dimension internationale qui permettra, au passage, de conforter la place de premier plan du Royaume sur la carte du monde .
Le troisième personnage clé s’appelle Joseph Paxton (1803-1865). Il n’apparaît qu’en cours d’opération, mais de manière tout à fait décisive. Ce n’est pas un professionnel de la profession (d’architecte). Pourtant, avec l’aide d’un ingénieur, il solutionne techniquement la question du bâtiment d’accueil, sur trois points clés: l’intégration au site; la modularité; un système constructif permettant une édification rapide. Il convainc, ensuite, la société Fox, Henderson and Co d’assurer la construction. On peut présumer que l’intérêt commun de Paxton et de la firme pour l’industrie ferroviaire, ses matériaux de prédilection, ses savoir-faire, ont contribué à cet accord, outre l’aspect financier. Autre coup de maître: il utilise judicieusement la presse (Illustrated London News) pour promouvoir l’idée en faisant pression sur le jury de concours et les élites par le public .
La commission royale présidée par le Prince Consort, qui avait eu quelque difficulté à accorder crédit à 245 projets proposés, se rallie à la proposition, moyennant quelques exigences supplémentaires. Actée en juillet 1849, la construction commence deux mois plus tard. Le 1er mai, elle est achevée. Son coût final est moindre que l’enveloppe maximale projetée (80000 livres Sterling contre 100 000).
Le coup de maître: le pari audacieux d’un palais de verre
Venons-en, ensuite, aux contraintes (et attaques) que ces acteurs doivent affronter, ce d’autant que le projet et particulièrement son emblème, doivent recevoir l’assentiment du plus large public. Techniquement, une telle réalisation n’est évidemment pas impensable pour un architecte. Cependant l’équation est quelque peu délicate. Première donnée, le site: Hyde Park, choisi pour sa position, son emprise, sa configuration – une respiration, un paysage, dans une ville en pleine expansion mais où prolifèrent le sordide et se la sale. L’une des exigences du comité sera ainsi la préservation de plusieurs grands arbres qui viendront, in fine, s’insérer dans le bâti, mais aussi et plus largement, que le site soit le moins impacté possible, tout en laissant s’exprimer une nécessaire monumentalité.
Seconde donnée: une structure suffisamment stable, solide, et commode pour accueillir ce que l’on appellerait aujourd’hui une «mixité d’usage», mais aussi une masse de population très importante avec le maximum de sécurité. Gageons à cet égard que, quelque part dans l’esprit du jury, la mémoire de l’incendie de Londres (1666) n’était pas éteinte. Cependant, pour respecter le premier terme de l’équation, il faut aussi envisager une structure la plus aisément démontable, ce qui n’est pas si évident, vu le volume. Les questions d’organisation des espaces internes et de signalétique, celle même du prix, peuvent paraître moins déterminantes.
Toutefois, comme on devait le revoir pour d’autres édifices (pensons à la Tour Eiffel, construite aussi pour une EU*, celle de paris en 1867), l’exposition de chaque élément de l’équation, la solution proposée, pouvaient donner prise à une critique virulente, à commencer le fait qu’elle n’émane pas d’un architecte à proprement parler. Sous le seul angle de l’architecture monumentale et de l’art, l’époque est plutôt au néogothique, dont s’inspire notamment le mouvement Arts&Crafts. On imagine mal, pour des raisons esthétiques, éthiques, que John Ruskin et William Morris, aient beaucoup apprécié le projet. Au mépris peut-être de ce qui pourrait (lorsque nous y pensons aujourd’hui) les séduire: une structure organique inspirée par la nature.
On peut supposer encore qu’il y eut bien quelque prescription sur la manière d’animer les lieux. On sait en tout cas que les visiteurs furent émerveillés par des reproductions de dinosaures en talle réelle, les productions variées de quelque 25 pays , issues de la tradition artisanale (poteries, porcelaines, ferronneries, meubles, vêtements), de l’innovation produit (scaphandre), ou de l’industrie d’équipement (marteaux à vapeur et presses hydrauliques).
Autorisons-nous, à cet égard, une note de détail. L’inventaire de la collection éphémère comprenait aussi les instruments de musique. C’est pourquoi, au nombre des officiels présents à la Great Exhibition, figure un certain Hector Berlioz (1803-1869). Le compositeur, au demeurant très anglophile (amour pour Shakespeare qui ira jusqu’à le conduire au mariage avec l’actrice irlandaise Harriet Smithson), y a été envoyé, par le ministère du Commerce, au titre membre de la commission chargée d’examiner les instruments de musique.
Vue générale du bâtiment original à Londres. L’architecture du palais de l’exposition de 1851 est inspirée par une fleur; dans le même temps, elle amorce l’évolution vers l’architecture moderne, ses techniques, ses matériaux. © Domaine public
La douce musique de la séduction
S’il confie que le palais est «trop immense et trop peuplé» pour avoir pu y rencontrer son oncle, il décide néanmoins de s’y rendre, très tôt le matin, et avoue son éblouissement:
«C’était encore un spectacle d’une grandeur originale que celui de l’intérieur désert du palais de l’Exposition à sept heures du matin; cette vaste solitude, ce silence, ces douces lueurs tombant du faîte transparent, tous ces jets d’eaux taris, ces orgues muettes, ces arbres immobiles, et cet étalage harmonieux des riches produits apportés là de tous coins du monde par ces peuples rivaux. Ces ingénieux travaux fils de la paix, ces instruments de destruction qui rappellent la guerre, toutes ces causes de mouvement et de bruit semblaient alors converser mystérieusement entre elles, en l’absence de l’homme, dans cette langue inconnue qu’on entend avec l’oreille de l’esprit.»
On devine, ici, quelque chose des correspondances chères aux romantiques, d’une sensibilité caractéristique de celui qui est alors le principal compositeur classique français. Mais, il y a aussi, et c’est ce qui importe pour notre sujet, l’organisateur de concert (créateur des festivals), qui envisage déjà d’investir ce lieu unique pour en organiser un. L’affaire n’aura toutefois pas de suite.
Le destin éphémère du modèle Crystal Palace/Expo Made in Londres
Ce n’est pas que pour le seul Berlioz que la capacité de séduction du Crystal Palace opère pleinement. Les visiteurs s’émerveillent doublement, de l’originalité du contenu comme du contenant, en dépit de quelques problèmes de confort thermique et visuel, d’un certain inconfort à circuler dans ce qui est tout de même une gigantesque galerie commerciale .
Quand une fleur exalte la technique
Celui-ci s’offre à la vue comme une saisissante consécration (principes de l’architecture religieuse, grande nef, transept) de la nouveauté industrielle (on pense aussi à une grande usine, mais transfigurée); la monumentalité de la façade principale se tempère sur les parties latérales de l’édifice; cette morphologie allégée se combine, avec l’impressionnante mais légère nappe vitrée, pour ne pas écraser l’environnement du parc.
Ce rapport particulier et original à la nature est surtout remarquable à travers le fait que Paxton a imaginé la trame architecturale à partir de celle d’une fleur – le Victoria d’Amazonie – dont il a soigneusement étudié le mode de vie, inclus ses besoins en eau, d’où le principe de poteaux porteurs et canalisateurs. La nappe de verre peut en outre suggérer le reflet de l’eau, en même temps qu’elle s’imprime d’éléments du paysage. Ce qui émerveille (ou agace), c’est qu’en même temps, triomphe ici la nouvelle mécanique industrielle, ses matériaux produits en série, éventuellement agressifs pour la nature.
Innovation ou synthèse technique et architecturale (?)
Pour les experts de la construction qui lui sont contemporains, la conception n’est pas sans défaut, notamment du point de vue esthétique (on parle, par exemple de «cage de verre»). Ses faiblesses s’accuseront dans la version 2, après le transfert à Sydenham, pour lequel, en lien avec l’objet commercial, Joseph Paxton en rajoute pour épater le chaland 1. Avec pour effet d’alourdir la structure et son image (nouveaux transepts, nef à voûte, tours d’angle/châteaux d’eau), de dévaloriser son objet (l’installation de copies de monuments, œuvres d’art, contredit l’originalité même de l’objet architectural).
Il ne fait pas de doute que le Palais de Crystal a eu un impact fort sur l’architecture à venir. Le nombre de répliques (Crystal Palace de New York; Glaspalast de Munich; quasiment contemporain; Palais de Cristal du Retiro, Madrid; dans une moindre mesure, Château de Ferrières, en France) n’en est pas la meilleure preuve, ce d’autant que les édifices d’Amérique, d’Allemagne devaient, tout comme leur patron (au sens d’un patron de couture), être détruits par le feu. S’impose néanmoins l’idée que le design de l’événement appelle un bâtiment emblème (par exemple, à Paris, le Palais de l’industrie devenu ensuite l’actuel Grand Palais, 1855; ou encore la Tour Eiffel, porte de l’exposition en 1889; nouveau Grand Palais et Petit Palais, 1900), qui se faufile bientôt en emblèmes nationaux (les pavillons), témoins autant du génie architectural et constructif que de l’évolution des techniques.
En revanche, très tôt, se pose la question de savoir si le palais londonien est une innovation à proprement parler. Si les premiers à le contester ne sont pas exempts de partialité (le français H. Horeau, évincé du concours), le principe d’une structure métal-verre, sous forme de serre (l’irlandais Turner) ou de jardin d’hiver (présenté par ce même Horeau), avait captivé le jury.
Une chose, au moins, semble acquise (pour les spécialistes de la question): c’est qu’à défaut d’être une innovation radicale, le projet de Paxton innove au moins partiellement (toiture d’un grand espace, couverture de verre d’une salle d’exposition), utilise au mieux ou enrichit des solutions constructives existantes (approche modulaire pour développer à la fois le plan et l’élévation; cadre rigide assurant une certaine stabilité; utilisation du fer structural dans deux directions; système de cale pour les poutres et les colonnes; stabilité de la charpente évitant le recours à des échafaudages), ou les possibilités de matériaux testés et éprouvés (fonte, fer, verre). Autant de dispositifs ingénieux qui contribuèrent à la maîtrise des délais et des coûts.
La Tour Eiffel, Paris, construite pour l’exposition universelle. Comme pour le Crystal Palace, on envisagea de la démolir… Celui-ci fut détruit par un incendie en 1936; celle-là fut astucieusement conservée pour devenir le monument emblème de Paris. D.R.
Ironie de l’histoire ? L’incendie de 1936
Le 30 novembre 1936, un incendie se déclare dans le Crystal Palace de Sydenham, pour une raison inconnue. Probablement parti des toilettes, il se propage très rapidement via le matériau bois, n’épargnant que deux tours. Entre temps, sa notoriété s’est entretenue par de l’événement, en particulier les matchs de football d’une équipe constituée par ses employés (FC Crystal Palace, créé en 1905, actuellement en Première ligue) ou encore comme musée des guerres impériales, et aussi comme centre d'entraînement naval (Première guerre mondiale). C’est aussi, en réalité, que le projet d’exploitation commerciale (grevé notamment par les ajouts architecturaux et les besoins de maintenance) devenait de moins en moins viable, malgré une reprise en mains dans les années 1910.
Entre temps aussi, le modèle de l’Exposition universelle a évolué… mais l’Angleterre n’en a plus le leadership pour ne pas dire qu’elle s’en est désintéressée. Londres a a nouveau accueilli l’événement en 1862, mais ce sera pour la dernière fois, considérant que l’EU n’est pas la bonne vitrine commerciale pour ses productions.
Carte postale de l’Exposition universelle de 1937 à Paris. Désormais, l’architecture se décline dans des pavillons nationaux, dont les saisissants et menaçants objets de propagande allemand et russe. L’Angleterre n’a pas de pavillon. Et le rêve d’une concorde autour de la science, de la technique, du commerce, de la découverte, est sous la menace. © Domaine public.
Une année après l’incendie, Paris, devenu (depuis 1924) siège du Bureau international des expositions (organisation intergouvernementale), et pour un temps l’épicentre du mouvement, accueille sa 5e exposition. Les pavillons sur lesquels tous les yeux sont alors braqués sont ceux de l’URSS et de l’Allemagne, se faisant face au pied du Trocadéro. Par contraste avec le Crystal Palace, ils imposent une monumentalité toute minérale, expressive voir agressive. Il n’y eut pas de pavillon du Royaume-Uni .