Promenade avec un merveilleux trouveur d’imaginaire
À propos du livre Vert Paradis, de Max Rouquette (1908-2005)
L’ouvrage Vert Paradis, écrit par Max Rouquette est considéré, à juste titre, comme un chef-d’œuvre littéraire, d’autant plus particulier qu’il est écrit, dans sa version originale, en langue occitane. L’auteur y sublime, sous forme saisissants tableaux en prose poétique, l’histoire dramatique de sa terre natale, et ravive l’héritage culturel des trouveurs d’imaginaire médiévaux (troubadours)1.
« Dans les greniers de la mémoire, ceux qu’on visite de jour, et ceux, plus beaux encore, qu’on visite de nuit tandis que le corps reste oublié sur le lit, il demeure d’étranges images qui vont et viennent, fulgurent un instant dans un reflet avant de s’estomper pour réapparaître au détour des sentiers imprévus du songe».
[Vert Paradis, Dans les greniers…]2
Max Rouquette dans les ruines de son cher domaine des Gardies ©Harold Chapman.
C’était lorsque j’y repense dans la suite d’une conversation très récente, il y a quarante-cinq ans et quelques semaines. L’heure était à l’oral du Bac, que j’étais parti préparer à Chalabre, chez un camarade de classe, interne, tout comme moi, au lycée de Limoux, alors familièrement appelé l’Esplanade3.
La belle irruption de Mai 68 dans la France rurale
Je me souviens d’y avoir été accueilli avec générosité, sinon comme un membre de la famille, du moins comme un copain de toujours ou, encore, comme un de ces voyageurs sur lequel s’ouvre simplement la porte d’une fraternité que le populaire pratique plus aisément qu’une certaine élite qui en fait pourtant son étendard. Curieusement, je ne connaissais rien de la capitale de l’antique Kerkorb, quoique située à seulement un peu plus d’une vingtaine kilomètres de Quillan, où je résidais. Je n’y avais jamais mis les pieds. C’était une question de route: l’itinéraire n’était pas direct; il empruntait un col, puis une départementale secondaire, invitant au préjugé du trajet désagréable.
Quoique de tradition industrielle, avec même quelque cousinage côté industrie de la chaussure, les deux communes et chefs-lieux de canton s’ignoraient plutôt, signe pourtant que leur prospérité leur suffisait. Ici, vu des yeux d’un quillanais, le paysage changeait: peau plus rurale, corps moins accidenté, allure inspirée par les pays vallonnés du Razès, de la vallée de l’Hers.
À cette époque, l’été se marquait plus naturellement qu’aujourd’hui dans le cycle des saisons. Non que la chaleur y fut moins sensible, obligeant pareillement qu’aujourd’hui à se réfugier dans l’ombre ou au bord des rivières. Il y avait quelque chose, dans cette chaleur comme émergeant d’un foyer clair, fleur d’or étincelant sur une nappe d’un bleu pur, une certaine générosité. Tout appelait à la fête, à laisser la raison s’effacer sous la sensation, d’autant plus forte que nous étions dans la belle illusion de l’âge de majorité, sceau officiel (depuis 1974) de notre désir de nous affirmer, de contredire, à bon droit, nos aînés.
L’air de Mai 68 avait diffusé dans les interstices de l’ossature du vieux et austère bâtiment napoléonien, desserrant, au passage, le corset de l’instruction publique. Voilà que nous avions un espace de libre expression que d’aucuns, moi le premier, n’utilisaient pas forcément avec pertinence. Et voici que le foyer des élèves, en réalité un espace sans grâce ni commodité (donc peu utilisé), juste enceint de quatre murs et un toit, allait connaître une belle irruption festive. Plusieurs élèves, dont l’ami en question, avaient eu la bonne idée de proposer d’animer en musique la « quille » des appelés à quitter les lieux, pour peu qu’ils aient obtenu le bac. L’esprit des temps plaidait pour qu’elle fût acceptée par les autorités de l’établissement. Je ne saurais dire, même a minima, quel fut le contenu du propos, mais je garde en mémoire un moment très chaleureux, durant lequel les instruments semblaient tout simplement suivre le fil conducteur du «tout nous est permis».
Débats autour de l’identité occitane
La série Ces grappes de ma vigne (1975) relate la grande crise de la viticulture languedocienne, en fin du XIXe siècle, qui aboutira à la fameuse révolte des vignerons de 1907, dont l’un des animateurs, Marcelin Albert, était originaire d’Argeliers (Aude), tout comme le poète. © Ina
Le leitmotiv musical de la série (E tu mon vilatge) a été composée par le chanteur Claude Marti, représentant majeur de la chanson contemporaine en langue occitane, puis éditée dans un album intitulé Lo camin del solelh...© Ventadorn
Dans l’atmosphère lyrique de la post-Révolution, nous étions naturellement sensibles à la poésie, à fortiori contestataire. Je nous revois, dans la pièce d’étage, de la maison chalabroise, fraîche et d’une douceur boisée, où nous nous isolions pour préparer l’examen, écoutant Maxime Le Forestier, la sainte trilogie Brel-Brassens-Ferré, ou encore l’occitan Claude Marti (1940). Figure majeure d’une revendication identitaire, sa production musicale avait acquis une certaine notoriété, au-delà du pays languedocien, du fait d’une série télévisée vériste, sensible, populaire, aimable pour les territoires, comme sut, longtemps, en produire la télévision du «colonisateur»4.
J’aime le caractère élégiaque de la chanson titre (E tu mon vilatge)5, la douceur harmonique de la guitare par contraste avec la douleur âpre du violon qui sonne comme une vielle, la voix nette et si bien accentuée de l’interprète. Mais je suis moins sensible au reste de l’album sur lequel elle figure. S’il est vrai que je peux quasiment traduire le texte en français, que j’ai pu écrire de nombreux articles sur l’histoire du Catharisme et de la Croisade contre les Albigeois, le fait est que cette question de l’identité occitane ne m’a jamais parue essentielle. Pour autant que j’aimasse ces terres, empreintes de tant de souvenirs ensoleillés, mes horizons culturels ont toujours été d’abord ceux de la France, de son histoire, de sa belle langue, de sa prodigieuse littérature (romanesque, poétique).
Sans doute est-ce une position idéologique. Peut-être cela vient-il, curieusement, d’un refoulé des origines (sur lequel on me permettra de ne pas m’étendre)? En revanche, pas d’exclusive sur les arts venus d’autres contrées, malgré précisément les vicissitudes de l’Histoire6. C’est par là, souvent, que je voyage dans des pays, que j’entends parler des peuples qui me sont inconnus, que je me compose une géo-histoire.
Écrit originellement en occitan, langue que Max Rouquette ressentait être la sienne au plus profond de lui-même, Vert Paradis a été traduit en français par un autre érudit occitan, Alem Surre-Garcia © Le Chemin vert
Tableaux poétiques languedociens
La découverte de Vert Paradis n’est venue que plus tard. Hasard d’une rencontre, au sein d’une rédaction de quotidien à Toulouse, d’un militant de la «décentralisation culturelle»7 théorisée notamment par Félix-Marcel Castan (1920-2001). Et bonheur de lecture, puisqu’il offre une remarquable stylistique, un vocabulaire étourdissant, très peu mâtinés de Français, sur lesquels viennent s’enraciner d’aussi lumineux qu’émouvants récits.
Max Rouquette l’a écrit originellement en Occitan. Il en a toutefois accepté une version française. Confiée à un autre érudit occitan du nom de Alem Surre-Garcia (1944), la traduction8 donne à espérer une très grande fidélité à l’esprit, à la forme, au phrasé, au rythme, au sens. Il y a ici une superbe manière de sublimer ce qui, en première approche, pourrait n’être perçu que comme un objet vernaculaire (espace géographique circonscrit à Montpellier, aux hauts de l’Hérault; formes archaïque du conte et situations archétypales; incises du journal personnel d’un médecin). En somme, un propos que l’on craindrait seulement accessible dans la proximité et la ressemblance, avec juste ce qu’il faut d’effet de style.
Je ne m’étonne pas d’apprendre qu’il est considéré comme son chef-d’œuvre et comme un sommet de la littérature occitane contemporaine. Ni, surtout que Max Rouquette fut un traducteur reconnu des écrits de Federico Garcia Lorca (1898-1936), dont je retrouve ici l’âme d’un certain panthéisme; les effets étincelants d’une lumière qui se gorge aussitôt d’ombre, d’un paysage miraculeux que vient assombrir une image très «concrète» tracée au couteau, ou pour être plus proche de l’auteur lui-même, au scalpel du médecin. Bref d’une atmosphère merveilleusement terrible, subtilement cruelle, empreinte du signe commun de la tragédie (qui ne serait pas l’apanage de l’homme hors du commun) et de son pendant, la compassion envers les humbles. Lisez, en particulier, le tableau intitulé Le figuier de Cassola.
Je trouve saisissants de naturalisme poétique les récits Le Renard dans le Bassin et Le tombeau de Jean-Henri Fabre, subtil texte-métaphore en hommage à l’entomologiste languedocien, considéré comme l'un des précurseurs de l'éthologie, science du comportement animal, par ailleurs écrivain et félibre. Pour des raisons aussi personnelles que littéraires, le récit intitulé Le champ de Sauvaire suscite ma curiosité.
Quelque chose me dit, encore, que nous ne sommes pas si loin, nonobstant un cadre rural, des poèmes en prose de Charles Baudelaire (1821-1867), auquel d’ailleurs le titre Vert Paradis fait allusion9. Ce n’est pas qu’il faille légitimer le livre, son auteur, par de prestigieux ancêtres, mais que celui-ci se sait être de la grande communauté des «trouveurs d’imaginaires», plus vaste que celle des seuls occitans. Et je me réjouis d’avoir pu emprunter un tel «chemin de soleil», si je peux me permettre de reprendre une expression de Claude Marti.