Pourquoi (pourquoi pas ?) Frank Zappa
Bio-discographie sélective d’un musicien
Il y a trente ans, le musicien américain Frank Zappa (1940-1993) quittait malheureusement la scène et son «Utility Muffin Research Kitchen» de Laurel Canyon. Il avait mis à la disposition des amateurs de musique, entre les années 1960 et 1990, une collection impressionnante de compositions originales, synthétisant les registres musicaux les plus divers (blues, country, rock, jazz et free jazz, musique contemporaine savante). Le plus étonnant est que cette synthèse ait opéré entre hommage et moquerie, exigence de la plus haute tenue musicale et postures extravagantes, irrévérencieuses. N’hésitez pas à écouter ma playlist en lisant à cet article. 1
Frank Zappa a produit près de 60 albums de son vivant. Presqu’autant ont été ensuite édités par la Zappa Family (sa femme Gail, ses 4 enfants). Depuis 2022, le catalogue Zappa est néanmoins propriété de Universal Music, suite à un accord entre le Zappa Family Trust et la firme portant sur la numérisation et la rediffusion de ses œuvres. © Zappa Family Trust
Je me souviens plutôt bien. Nous sommes le 4 décembre 1993, dans une maison, de la campagne d’Ariège. C’est un samedi. Journée ouatée et froide. Petit-déjeuner, avec France Inter en accompagnement. Le journal de 9 heures annonce la nouvelle: le musicien américain Frank Zappa est mort. Ça pique un peu dans ma tête. Je me doutais bien que ça pouvait arriver, depuis que j’avais appris que le compositeur était atteint d’un cancer en phase avancée. Je crois bien qu’a résonné, simplement et seulement pour moi, la mélodie de Watermelon in Easter Hay,2 que je dirai curieusement élégiaque (vu que le titre est tout à fait bouffon).
Sur la piste d’un Guitar Heroe
C’est une certaine virtuosité guitaristique qui m’avait accroché, en cet après-midi de 1979 où, pris en stop du côté de Carcassonne par un quatuor de néo-ruraux fraichement débarqués dans l’Aude, je me trouvais, pour la première fois à écouter du Zappa. Un Guitar Heroe de plus ? Sans aucun doute… Mais avec un son plutôt voluptueux, scintillant, d’autant plus remarquable qu’il émergeait d’un curieux brouhaha. Quelques mois, à peine plus tard, je me trouvais déjà à l’écouter sur scène, à Montpellier3, en compagnie de l’ami Grand Fun. Je ne connaissais pas encore certain paradoxe: dans une salle enfumée/parfumée aux effluves d’Orient, l’un des rares à ne pas s’être envoyé à fumer n’était autre que le Maestro lui-même. Là encore, atmosphère scénique et musicale confuse, bizarre, mais incursions éblouissantes de guitare.
Je crois bien que In New York (1979) fut le premier album que j’ai écouté. C’est une très bonne introduction à l’univers du compositeur, où la musique enveloppe des extravagances dans une complexe trame blues, country, rock, jazz, jazz fusion, parodie de comédie musicale, incrustations de musique savante du XXe siècle (polyrythmie, dissonance, mesure irrégulière). Je pense en particulier à l’enchainement Honey, Don't You Want a Man Like Me? /The Illinois Enema Bandit, ou à The Torture Never Stops.
Dans quel endroit amical était-ce? Chez Grand Fun? La Dupre? Pierrot Sanyas? Dans la voiture (4L bleue, très bien équipée pour l’écoute de musique) de Ph. Allevy? On voit que la réputation du Monsieur avait diffusé dans des contrées qu’il n’imaginait peut-être pas. Très vite, en tout cas, nous devenaient familiers Hot Rats (1970), Sheik Yerbouti (1979), puis Joe’s Garage (1979), plus accessible, à la tonalité plus pop, à l’acrimonie doucement déguisée. Et, lorsque, par hasard, nous eûmes vent, Grand Fun et moi-même, d’un concert aux Arènes d’Orange, lors de la tournée consacrée à l’album, ce fut une occasion autant qu’une consolation.
Pour dire vrai, nous avions rêvé de Led Zeppelin à Bruxelles… Aléa de l’auto-stop oblige, nous aurions quand même le grand Frank, et ce dans un très beau site, à l’acoustique remarquable. Ce devait être un 21 juin, même si la Fête de la musique n’existait pas encore. Il faisait très beau, mais le concert mit du temps à commencer, question de lumière du jour. Je revois l’illustre Monsieur Loyal, costume rose, une baguette de pain à la main pour diriger l’orchestre quand il ne tient pas un verre de vin. C’est moins le geste un peu trop spectaculaire pour un novice de l’esprit moqueur du personnage qui m’a laissé sur ma faim que l’impression qu’il avait expédié le menu. Concert bref (certes l’équivalent temps d’un double disque vinyle de l’époque) laissant peu de place pour les fantaisies scéniques, les surprenants enchaînements musicaux et, évidemment, pour les envolées de guitare que j’ai toujours appréciées.
Au mois de mai de l’année suivante, je faisais naturellement partie de l’essaim quillanais attiré une fois encore par le cadre festivalier des Arènes du Cap d’Agde où la star américaine était à l’affiche. Là, concert dense, de près de deux heures, sous forme de panorama, ou plutôt de composition, au sens propre, à partir de la discographie existante. J’en ai aimé moyennement le ton un peu trop propre, raisonné — que l’on retrouvera ensuite dans la série des You Can’t Do That on Stage Anymore (1988-1990) — par contraste avec des live plus enracinés, rugueux, fantasques — Roxy & Elsewhere (1972), In New York (1979), et surtout Bongo Fury (1975) — pour ne parler que de ceux qui étaient disponibles à l’époque. Il était clair, en tout cas, que l’affaire était vraiment «réglée comme du papier à musique»: improvisation apparemment délirante, mais en réalité savamment travaillée: haute technique instrumentale et vocale; inventivité et maîtrise orchestrale. Maestria.
Une grande partition «iconoclaste»
Spectacle 200 Motels Suites, Philharmonie de Paris, 30 septembre 2018. Sous la direction de Léo Warynski, Antoine Gindt; Orchestre philharmonique et percussions de Strasbourg; HeadShakers; chœur les Métaboles; chanteurs lyriques. © Philharmonie de Paris
Il m’aura fallu attendre un concert à la Philharmonie de Paris4, hommage à l’ovni musico-filmé 200 Motels pour saisir vraiment l’articulation de la musique dite «savante» et de la «musique pop» que Zappa réalise avec intelligence. Il est vrai que, dans la période précédemment évoquée, je ne m’étais guère intéressé au répertoire «classique» au sens large et, en particulier, à la seconde école de Vienne et plus particulièrement à Anton Webern (1883-1945), ou encore à Igor Stravinsky (1882-1971) et Edgar Varèse (1883-1965)5, dont le compositeur américain revendique l’influence stylistique et une manière exigeante de composer peu usuelle dans la pop.
Bien sûr, j’avais eu vent du fait que notre artiste avait notamment été joué sous la direction de Pierre Boulez (1925-2013)6, qu’il écrivait sa musique comme un compositeur savant. L’écoute de The Yellow Shark, si elle permet d’apprécier le registre musique contemporaine, ne semble pas si facile à corréler avec les registres blues, rock, jazz, pop, et le disque ne m’a pas, dans un premier temps, beaucoup plu.
La résonance avec Stravinsky, que j’apprécie beaucoup par ailleurs, s’est précisée quelques années après, sous une forme parodique dont Zappa aurait sans doute bien ri. Ma compagne, fervente de la musique du compositeur russe et connaissant bien mon intérêt pour le second, me donna à écouter une œuvre dont elle feignit de créditer ce dernier. Ma réponse fusa: «C’est du sous Zappa». Puis, il fallut bien s’en amuser, un peu jaune, puisque nous venions d’écouter du Stravinsky. Cela dit, on comprend que je n’avais pas tout faux. S’il est le plus souvent fait référence, dans les biographies consacrées à l’artiste américain, à son écoute du fameux Sacre du Printemps (dans les années 1950), je me dis que Renard7 (une saynète d’opéra bouffonne) est plus en rapport avec l’atmosphère zappaïenne.
Quoiqu’il en soit, le registre du musicien originaire de Baltimore mais établi durablement à Los Angeles (Laurel Canyon8), déroute, car il semble toujours être une parodie, dure plus qu’à son tour, de cette musique sérieuse. Jugeons, ainsi, de l’effet que peuvent produire des titres comme La fille dans une robe au magnésium, Variations sur la respiration d’un chien, G-Spot Tornado (référence à un aspirateur) pour illustrer des compositions strictes, austères, pour orchestre au sens classique. Rien de moins éloigné que du sérieux froid des thèmes de ses inspirateurs.
Cette pratique d’un attachement /détachement rapport à la tradition musicale européenne comme au rite social qui l’accompagne n’est pas rare dans le développement musical aux États-Unis au XXe siècle. Les options compositionnelles (minimalisme, musique répétitive) et trajectoires de vie de Terry Riley (1935), Steve Reich (1936), Philipp Glass (1937), ou encore et surtout Moondog (1916-1999), le dénotent9. Chez Zappa, elle vire clairement à l’iconoclastie, ne serait-ce que par l’éthique du «freak» (monstre).
Voilà le noble geste classique obligé à révérence à celui de l’histrion. Et voilà l’auditeur de grand répertoire tout au moins hésitant sur l’effet d’hommage, parfois explicite, à tel ou tel. Pudeur? Ironie? Écoutons, par exemple, la reprise du Boléro de Ravel (1927) sur The Best Band you never Heard in Your Life (1991); où celle d’une sonate pour piano de Mozart sur Finer Moments (posthume, 2012). Il y est hélas fait fi, tandis que l’approche n’apporte rien de nouveau, de la finesse des originaux.
Anton Webern (1883-1945), Edgar Varèse (1883-1965), Igor Stravinsky (1882-1971), figures tutélaires dont Zappa revendique l’influence stylistique et une manière exigeante de composer peu usuelle dans la pop. © D.R.
Les produits et manières du monde de la pop ne sont pas, non plus, épargnés. Que penser de l’allusion à Bob Dylan dans Sheik Yerbouti (Broken Hearts are for Assholes/Les coeurs brisés sont pour les trous du cul), ou encore de la reprise «reggae» du Stairway To Heaven de Led Zeppelin, et celles «techno» du Purple Haze de Jimi Hendrix, du Sunshine of your Love des Cream? Et que dire du We’re only it for the Money /Nous sommes seulement là pour l’argent (1968), parodie affichée du Sergent Pepper’s des Beatles?
Quoique les Mothers aient commencé à se faire connaître dans les années émergentes du Flower Power et que Zappa n’ait pas mis sa langue dans sa poche pour étriller l’attitude du pouvoir dans le conflit au Vietnam, il ne cessera pas de moquer outrageusement le mouvement hippie. Plus généralement, la petite musique de la provocation que l’on entend, souvent, sur la scène pop-rock, avec la bénédiction de maisons de disques qui savent que le scandale peut rapporter gros, l’agace. D’où l’assumé d’une provocation systémique et radicale, d’une irrévérence sans concession à l’égard de la posture «moralement bankable» du milieu musical.
D’aucuns soulignent que c’est parfois lourd et gras10, inutile. Aurais-je accordé autant de faveur à ses compositions si je n’avais été préservé — faiblesse de ma maîtrise de l’anglais, autant qu’attachement à une critique au style recherché — de saisir le sens des paroles (plus dur que de l’Anglais, de l’argot américain) qui les accompagnent? Je n’ai jamais été sensible à la performance dadaïste et néo-dadaïste et à sa pseudo-résonance anti-système.
Malgré ses prises de positions publiques (lyrics des chansons, dans la presse) contre une certaine bêtise endogène — capitalisme financier, intertainment, télévangélisme, autosatisfaction infantile, la posture politique ne me convainc pas. Le propos est centré sur la liberté d’expression et la liberté d’entreprendre, avec quelque chose de libertarien et d’un peu simpliste plutôt éloigné de la tradition européenne.
Il semble assuré, en outre, que le bonhomme n’a pas eu d’états d’âme, quoique dûment marié, à avoir sa «petite manie bourgeoise» de la groupie, qu’il n’hésite pas, de plus, à moquer en scène. Soit dit en passant, on imagine que des titres et lyrics comme ceux de The Crew Slut et Catholics Girls (sur l’album Joe’s Garage) ne seraient plus forcément acceptés aujourd’hui, et pas du seul fait de la censure institutionnelle.
Pour ne pas conclure, rappelons encore que Frank Zappa était réputé et détesté pour son autoritarisme et qu’il ne fut pas toujours d’une grande élégance vis-à-vis de ses proches ou de ses partenaires de scène (autant pour les droits d’auteur que pour une juste rémunération)11. A sa décharge, il devait être un entrepreneur et prendre beaucoup de risques, notamment lorsqu'il s'agissait de promouvoir sa production classique.
De la musique (et du business) avant toute Chose et tout Autre…
Tout se joue donc ailleurs pour l’«Homme-Orchestre», sur le plan des affaires comme sur celui de la musique. Par ses compétences en publicité, il saura par exemple imposer aux maisons de disques sa vision de la promotion de ses albums (design, médias cibles), mais n’aura de cesse ensuite d’essayer de s’en libérer, jugeant leur travail insuffisant, ce d’autant qu’elle sauront se plier à la censure imposée à ses textes.
Pas de cadeau, non plus, pour qui n’est pas prêt à se plier à la fameuse formule qu’un ange vient glisser à l’oreille de Joe le musicien (Packard Goose), sur un fond mélodique curieusement mélancolique (ou sirupeux?): «L'information n'est pas la connaissance. La connaissance n'est pas la sagesse. La sagesse n'est pas la vérité. La vérité n'est pas la beauté. La beauté n'est pas l’amour. L'amour n'est pas la musique. Ce qu’il y a de meilleur, c’est la musique.»
De son expérience avec Boulez, ou avec le London Symphonic Orchestra sous la direction du jeune chef japonais (alors) Kent Nagano12, Zappa se dira insatisfait pour cause de manque d’attention et de travail de répétition. Il faudra attendre sa rencontre avec l’Ensemble Modern de Francfort, pour la série de concerts gravée ensuite sur The Yellow Shark (1993) pour qu’il ait, enfin, le sentiment que sa musique a été appréciée à sa juste mesure, c’est-à-dire, comme sérieuse.
Des Mothers, des multiples instrumentistes de la scène populaire auxquels il aura recours, il exigera des temps de répétition d’autant plus mal vécus, sans doute, qu’il ne tolère aucun adjuvant énergétique. Conséquence d’un perfectionnisme appliqué à des motifs a priori non-sérieux voire dérisoires.
Jamais en repos, Zappa est en quête d’une maîtrise maximale de la composition, intégrant pleinement la technique (dont le fameux synclavier), de telle sorte que sa production, qu’on pourra juger proliférante, inclut en réalité de multiples reprises de compositions originales, mais retravaillées dans son studio de Laurel Canyon. Les disques de concerts eux-mêmes, proviennent souvent d’un collage après-coup de séquences saisies bien des années plus tôt, à des endroits différents, indifféremment à l’authenticité de l’expérience vécue par l’auditeur (expérience si importante pour le public de la pop). L’amateur peut ainsi avoir l’impression d’une discographie superfétatoire, trop encombrée de morceaux «déjà entendus», même s’il put, longtemps, s’en consoler par la rencontre live avec le Maestro.
Une Zappa discographie possible
Positionnement toujours en-deça/au-delà d’un genre musical établi et inversion du rapport entre musique savante (en arrière-plan) et musique populaire (premier plan … Musique non dansable, peu propice au hit et à la mémorisation, peu portée sur le sentiment, confinant parfois à l’hystérie. Partitions roboratives au point d’être Rococo… Esprit à la fois caustique et hautain, sans concession pour aussi bien les institutions que pour la population… Ces ingrédients lui ont attiré la faveur des critiques et des intellectuels — ne serait-ce que parce qu’il parie sur la noblesse de la musique populaire et promeut la transgression de la tradition — mais moins celle d’un large public. Je me m’étonne donc pas, lorsque j’évoque Zappa auprès de personnes amies ou de relations, croyant qu’elles pourraient s’y intéresser, d’avoir droit à cette réponse: «Zappa, on aime ou on déteste»… Ce à quoi je comprends aussitôt qu’elles se situent dans la seconde catégorie.
Alors, pourquoi (pourquoi pas) Zappa ? Une discographie sélective n’est pas de tout repos étant donné le volume de la production (120 albums à ce jour, dont 60 édités de son vivant)13 et le fait qu’un trouve toujours quelque perle dans un album donné. Pour ce qu’on pourrait considérer comme une «introduction» à l’univers zappaien, je laisse de côté les premiers albums, dont la qualité sonore et l’esprit très «freak» m’intéressent d’autant moins qu’on retrouve certains titres dans une version d’un bien meilleur aloi sur des albums ultérieurs. Des albums explicitement connotés Musique contemporaine, synclavier14, ou performance spécifique, je retiens tout de même The Yellow Shark… dernier album produit par Zappa vivant.
• Läther > Rykodisc (1996)
La compilation de «référence» de Zappa, éditée en 1996 sur trois disques, composée des albums Zappa in New York, Studio Tan (rock expérimental), Sleep Dirt (jazz, jazz-fusion), Orchestral Favorites (rock expérimental), Joe’s Garage (pop-rock). © Rykodisc
La compilation de «référence» de Zappa, éditée en 1996 sur trois disques, composée des albums Zappa in New York, Studio Tan (rock expérimental), Sleep Dirt (jazz, jazz-fusion), Orchestral Favorites (rock expérimental), Joe’s Garage (pop-rock). On y trouve des titres incontournables: The Legend Of The Illinois Enema Bandit (blues, solo de guitare); The Adventures of Greggery Peccary (une saynète à l’interface du rock et de la musique contemporaine); The Purple Lagoon (une longue envolée free jazz), et plusieurs petits bijoux (Filthy Habits, Sleep Dirt), ou encore l’historique Duke of Prunes.
• 200 Motels (1971) > Universal Music
L’ovni cinématographique et musical 200 Motels. Une remarquable intégration des registres savant et populaire pour raconter l’histoire délirante d’un groupe en tournée dans les coins reculés d’Amérique. © Universal Music
A l’origine, c’est une musique de film, où se raconte l’histoire d’un groupe en tournée aux États-Unis et où figurent entre autres le Beatles Ringo Starr (en clone de Zappa) et le batteur des Who Keith Moon (une nonne), sous forme de sketches délirants, dadaïstes. Tous les styles s’y chevauchent allègrement. La réédition en CD numérique permet d’apprécier la clarté et la finesse de l’orchestration.
• Bongo Fury (1975) > Universal Music / Rykodisc (version 2001)
L’album le plus blues-rock de Zappa, enregistré à partir de concerts. Exemple de la virtuosité guitaristique de Zappa et de la virtuosité vocale particulière de son ami d’enfance Don Van Vliet, alias Captain Beefheart. © Universal Music.
Un album très blues-rock (l’album blues-rock!) où la voix coupante comme un rasoir, de Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, fait merveille. Si Zappa a jamais composé un hit, sur lequel il nous gratifie d’un solo brillant, il est dans cet album, j’entends: Muffin Man.
• Roxy & Elsewhere (1975) > Rykodisc (version 2001)
Un disque à tonalité très pop, jazz, rock, avec netteté des performances vocales et instrumentales. © Rykodisc
Un album live, construit à partir de plusieurs concerts, à l’ambiance plaisante, et où Zappa délivre les clés de sa musique avec humour. La tonalité est très pop, jazz, rock. Le délire s’oublie presque dans la netteté des performances vocales et instrumentales. J’apprécie particulièrement les titres Village of the Sun, Son of Orange County.
• Joe’s Garage (1979) > Rykodisc
L’album le plus accessible de Zappa pour l’auditeur de pop-rock, où figure le fameux message d’un ange groupie disant «Music is the best». Sous l’apparence d’une bluette, à propos d’un jeune guitariste, une critique sans concession du télévagélisme. © Rykodisc
Apparenté à un opéra-rock, album le plus accessible de Zappa pour l’auditeur de pop-rock. C’est encore l’histoire d’un musicien confronté à un univers orwellien, entre une machine de contrôle toute puissante et une population obsédée par une religiosité de pacotille — allusion critique à la situation en Iran et à l’influence néfaste de la scientologie. Agrégeant l’ensemble des styles populaires de la décennie écoulée (rock, pop, jazz, reggae, disco, comédie musicale), l’album compose savamment avec le format tube (Joe’s Garage) ou le morceau de bravoure (l’ensemble de l’acte III), exprimés avec une grande clarté sonore. Le titre éponyme pourrait bien faire un tube. Le solo de guitare de Zappa le plus «émouvant» y figure: Watermelon in Easter Hay.
• The Yellow Shark (1993) > Rykodisc
L’album d’adieu du maestro, le plus réussi de son parcours avec les «classiques», grâce à la complicité de l’Ensemble Modern de Francfort. © Rykodisc
L’album d’adieu du maestro, sorti deux jours avant son décès, et la signature définitive de son univers savant. Le plus réussi de son parcours avec les «classiques» (Boulez, Nagano, Mehta), lui permettant de diriger ses compositions (reprises et nouvelles créations au synclavier) avec la complicité enthousiaste des musiciens de l’Ensemble Modern de Francfort dirigés par Peter Rundel et sous l’ovation du public. Ce même ensemble lui rendra hommage dans un album enregistré lors d’une tournée en Europe titré Ensemble Modern Plays Zappa. L’interprétation dénote toute la finesse de la partition zappaïenne, sans négliger l’ironie et le burlesque, mais sans extravagance.
• Et quelques titres
Willie the Pimp, Gumbo Variations – Hot Rats/Rykodisc (1969)
Transylvania Boogie; Twenty Small Cigars – Chunga's Revenge/Rykodisc (1970)
The Grand Wazoo – The Grand Wazoo/ Reprise Records (1972)
Waka Jawaka – Waka Jawaka /Rykodisc (1972)
Montana – Over-Nite Sensation/ DiscCreet (1973)
Stink-Foot – Apostrophe’/ DiscCreet (1974)
Andy, Inca Roads – One Size Fits All/DiscCreet (1975)
Black Napkins, The Torture Never Stops – Zoot Allures/Warner Bross (1976)
I Promise Not To Come in Your Mouth, Pound for a Brown — In New York/DiscReet (1979)
Dancin' Fool; Yo' Mama – Sheik Yerbouti/ CBS Records, Zappa Records, Rykodisc (1979)
Hot-Plate Heaven at the Green Hotel; Let's Move to Cleveland – Does Humor Belong in Music?/Rykodisc (1986)
Sinister Footwear – Them or Us/Barking Pumpkin (1984)
Night School – Jazz from Hell/Rykodisc (1986)
Je dédie plus particulièrement cet article à plusieurs amis disparus: Philippe Boisard, Franck Ilary, René Lagarde, Pierre Sanyas, Jacques Vacquié
Joe’s Garage, Acte 2&3, Zappa Records, 1979, 1990 (remix).
12 mars 1979; palais des Sports. On peut l’écouter sur You Tube:
200 Motels Suites, Philharmonie de Paris, 30 septembre 2018. Sous la direction de Léo Warynski, Antoine Gindt; Orchestre philharmonique et percussions de Strasbourg; HeadShakers; chœur les Métaboles; chanteurs lyriques. Extrait en ligne : https://philharmoniedeparis.fr/fr/live/concert/1087903-frank-zappa-200-motels-suites-leo-warynski-antoine-gindt
Zappa eut l’occasion de connaître Edgar Varèse, compositeur d’origine française résidant alors aux Etats-Unis, avec lequel il eut une conversation téléphonique dans les années 1950. On retrouve plusieurs allusions à Stravinsky et au Sacre du Printemps dans ses compositions. Il évoque aussi Webern, dont il appréciait notamment les quatuor à cordes et la symphonie (The Real Frank Zappa Book). Pour la petite histoire, notons que le compositeur viennois fut malencontreusement tué par un GI américain, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il était sorti fumer une cigarette, un soir, sur son balcon (cité dans A l’écoute du XXe siècle, la modernité en musique, The rest is noise, Alex Ross), voir note 8.
Boulez Conducts Zappa: The Perfect Stranger, 1984. Ensemble contemporain, sous la direction de Pierre Boulez, et Franck Zappa (synclavier). À vrai dire, Pierre Boulez n’était pas très emballé par le projet; tandis que Zappa se révéla, par la suite, très déçu par la prestation de l’Ensemble. La Philharmonie, dont le compositeur et chef français fut l’un des maîtres d’œuvre, devait par la suite être plus généreuse avec Zappa et, plus généralement, la musique populaire. La même année 1984, le musicien a été fait chevalier de l’Ordre des arts et lettres français.
Stravinsky, Ballets volume 1; sous la direction de Igor Stravinsky, CBC SO et Columbia SO, disque 3. Sony 1991. Petite pièce musicale chantée composée en 1915, à la demande de la princesses de Polignac. La première eut lieu à l’Opéra de Paris, en 19122, sous l’égide des Ballets russes. Elle met en scène un texte moralisateur de Ferdinand Ramuz, qui conte une histoire de ferme entre un coq, un renard, un chat et une chèvre. Les voix sont intégrées à l’orchestre et ne sont pas spécifiques à tel ou tel personnage. L’atmosphère est très burlesque et, en même temps, très fine.
Laurel Canyon, quartier de Los Angeles (1923), proche de West Hollywood et Mulholland Drive. Il devient, à partir des années 1960, un haut-lieu de la scène musicale américaine autour, notamment, de Frank Zappa. S’y installeront, plus ou moins durablement, des dizaines d’artistes de la scène pop-rock (Jim Morrisson, Robbie Krieger, John Mayall, Roger Mc Guinn, Iggy Pop, Alice Cooper, sans oublier les membres du quatuor CSNY et la chanteuse Joni Mitchell). Voir à cet égard, Laurel Canyon, Flower Power, documentaire de Alison Ellwood (2020). L’accent est mis sur le Flower Power et la drogue. On sait cependant que Zappa n’appréciait ni l’un, ni l’autre et que rares furent les musiciens du lieu qui ont trouvé grâce à ses yeux (Joni Mitchell, Jimi Hendrix, John Mayall…).
A l’écoute du XXe siècle, la modernité en musique, The rest is noise, Alex Ross, traduction Laurence Slars, 2010. Dans ce remarquable ouvrage, on apprend notamment que, plutôt que de suivre la filière académique de la musique, Steve Reich était chauffeur de taxi et employé des postes, tandis que Glass (originaire de Baltimore, tout comme Zappa) exerça aussi différents métiers. Moondog, alias Louis Thomas Hardin, est encore plus décalé avec la société musicale, jouant dans la rue, accoutré en Viking, pour être finalement hébergé en Allemagne fédérale chez une admiratrice. Chez tous ces artistes, l’influence des musiques populaires et de leurs instruments de prédilection (américaine, autres) est sensible. Mais seul Zappa se positionne clairement sur leur exposition. Les compositions et l’exigence technique de Moondog ont une résonance avec les premiers albums des Mothers.
Mother, The Frank Zappa Story, Michael Gray, Plexus, Londres, 1993. Frank Zappa, plutôt avare de compliments avec la scène pop-rock, appréciait particulièrement Jimi Hendrix et Éric Clapton. Les reprises citées sonnent néanmoins étrangement. Voir, à cet égard: Mother, The Frank Zappa Story, Michael Gray, Plexus, Londres, 1993
En France, Christophe Delbrouck a signé une biographie de référence titrée Frank Zappa & les Mères de l’Invention; Le Castor Astral; 2014. La formation des Mothers a été constamment remodelée et Zappa n’a pas souvent été généreux ni chaleureux avec ses musiciens.
Zappa, The London Symphony Orchestra Conducted By Kent Nagano, 1986. Le tout jeune chef américain et le compositeur ont entretenu des relations très amicales et le premier n’a pas tari d’éloges sur la musique du second. Une remarque intéressante est mentionnée dans l’ouvrage de Michel Gray: les exigences de Zappa en matière de temps de répétitions auraient un coût énorme pour un orchestre symphonique.
Il s’agit aussi d’assurer la rentabilité économique de son entreprise. Et Zappa ne fait qu’anticiper, in fine, le recyclage dont les grandes majors se feront une spécialité, en développement croissant depuis 30 ans.
Le synclavier est un synthétiseur numérique. Il est développé à partir de 1972. Zappa, qui n’a jamais cessé de concevoir ses compositions en jouant à part entière avec les outils techniques d’enregistrement, en fera son instrument de travail majeur. On notera que, dès les années 1930, le compositeur américano-mexicain Conlon Nancarrow avait imaginé un système de piano mécanique permettant de transcrire, via des cartons perforés, certaines phrases rythmiques.